Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Dix-septième contribution : Olivier Vossot
Lire et relire Jean Follain aujourd’hui
En 2023, nous célébrons les 120 ans de la naissance du poète Jean Follain (1903-1971). Une journée d’études organisée par l’Université de Franche-Comté en partenariat avec l’IMEC se déroulera à l’abbaye d’Ardenne le 15 novembre, et un numéro spécial de la revue Europe est prévu pour début 2024. Dans le feuilleton suivant, poètes, écrivains, éditeurs contemporains rendent grâce à cet auteur, disent de quelle façon son œuvre a marqué leur sensibilité et comment elle continue à les accompagner aujourd’hui.
Elodie Bouygues.
Dix-septième contribution, Olivier Vossot
Voir les précédentes contributions en bas de page
Tour de Silence
Abandonnés aux vautours
les cadavres de parsis
restent étendus
sur la Tour de Silence à Bombay
les femmes imposent à leurs ombres
leurs formes de guitare
entre les dalles l’herbe croît
dans l’angle sombre
quelqu’un attend
à la vaste lumière revoici les pierres blanches
le rayon de miel parfait.
Il y a une « manière Follain », à laquelle on ne peut pas le réduire mais qu’il a forgée, et ciselée livre après livre. Peut-être cette façon de mettre en regard, par juxtaposition, des échelles différentes d’espace ou de temps, l’anecdotique et le fatidique, le trivial et le lumineux (« un peu d’œuf reste au visage d’un enfant / le paysage rayonne […] »), le concret et l’abstrait, le simple et l’ardu (« […] le paysage rayonne / de l’impossibilité du savoir / dans l’éclatement du temps »). Le détail peut y faire événement tout comme « l’événement », soudain, serait près de se dissoudre dans l’insignifiance.
Avec Jean Follain, je trouvais une poésie sans poétismes. Une écriture sèche, dénuée d’effets visibles. Ce qui semble l’aimanter, c’est l’indifférence princière des choses, prise dans un temps où les vies elles-mêmes ne pèsent, ne se saisissent que comme destins. Au fil des recueils, de manière kaléidoscopique, terreur et douceur se mêlent et se troublent mutuellement.
Dans « Tour de Silence » (qui ouvre Espaces d’instants), le rite funéraire, saisissant, côtoie une sensualité feutrée. Ombres et lumière se suivent. Une attente dérobée au regard, inquiétante (l’obscurité y est angulaire/anguleuse) et la ténacité du vivant le plus frêle (« entre les dalles l’herbe croît ») épousent la même durée, en une sorte de ferveur, de recueillement (le jeu d’homophonie avec le verbe « croire », les diphtongues qui « creusent », freinent les courts vers qui suivent). Ces effets de contraste donnent la sensation d’un mystère qui, invariablement, échappe. La « beauté malheureuse » (ibid., p.73), tragique et douceur tressés, devient sensible, sans qu’on en puisse rien savoir. Ce substrat d’un ordre secret trouve son écho le plus édifiant dans le « dispositif » du poème.
Follain fabrique ses pièces avec minutie. Ce sont des mécaniques fines où sons, rythmes, connotations s’ajustent discrètement. Les êtres et les choses, gestes et situations que fond ensemble le texte étrangement s’équivalent, mais ne s’annulent pas ; ils gardent leurs arêtes, leur singularité, leur poids, à l’image de chaque mot.
Cet « ordre du poème » ne vaut pas comme seul objet littéraire. Il n’est pas clos sur lui-même, mais implique et permet l’éclosion d’un regard pour ainsi dire hors champ, dont le silence aspire tout – fait vibrer, en soi, ce que le texte tend à dire sans le pouvoir. Ce regard naît d’un vide, trouée ou appel (d’air), se concrétise parfois dans le texte, en toute fin par exemple : « […] la ruine / avec à son mur démantelé / une fenêtre unique » (ibid., p.68).
Vide, où se confondent et se résolvent siècles et instants. Ici, une fenêtre, là, des lumières, éteintes ou discrètes, comme des failles : « vêtue en drap noir / brûlé du soleil » ; « mêmes lueurs dans l’avenir » ; « les murs tenaces / les toits luisants ». Vides, par où un souffle passe, un tremblement (« dans l’arbre creux le vent / pourquoi êtres et choses sont-ils »), qu’on ressent comme si l’on était suspendu (« des vapeurs sur les abîmes »), happé (« Demeures à bosquets / murailles contestées / […] / une obscurité / les engloutit ») ou qui fondent, par eux-mêmes, la possibilité d’un regard : « Si par la lucarne le couple regardait / il verrait […] ». Toujours, le silence, abrupt, sans prise : « en silence sous un nuage long » ; « le présent fulgure / comme lorsqu’il était / désert d’hommes ».
Point d’orgue ou point de fuite, ce silence s’échappe du « dispositif », comme une mélodie, de ces boîtes à musique dont on voit tourner les rouages, distincts de ce qu’ils produisent. Silence comme un défi à l’effacement. Le temps d’un poème, un regard fait effraction, vertigineux, d’un point qui ne semble être d’aucun temps.
La place
On entend sur la place les cris d’une femme
au soir de l’existence
seule avec sa chevelure
son dédain âpre et pur.
Des pâtres, des vachers
l’ont dans sa jeunesse embrassée.
Demeurent des plafonds noirs
des balcons historiés
faisant le tour de la place
et l’heureux conducteur
d’une voiture vide.
Olivier Vossot
Note : les citations et poèmes sont tirés des recueils Des heures et Espaces d’instants.
Précédentes contributions :
1. Sylvie Durbec
2. Grégoire Delacourt
3, Françoise Delorme
4, Laurent Fourcaut
5, Bruno Fern
6, Georges Guillain
7, Christian Désagulier
8, James Sacré
9, René Boulanger
10, Bernard Fournier
11, Pascal Boulanger
12, Pascal Commère
13, Marie Huot
14. Jacques Moulin
15. Etienne Faure
16. Ludovic Degroote