“Lire et relire Jean Follain, aujourd’hui”, 14, Jacques Moulin


Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Quatorzième contribution : Jacques Moulin



Lire et relire Jean Follain aujourd’hui


En 2023, nous célébrons les 120 ans de la naissance du poète Jean Follain (1903-1971). Une journée d’études organisée par l’Université de Franche-Comté en partenariat avec l’IMEC se déroulera à l’abbaye d’Ardenne le 15 novembre, et un numéro spécial de la revue Europe est prévu pour début 2024. Dans le feuilleton suivant, poètes, écrivains, éditeurs contemporains rendent grâce à cet auteur, disent de quelle façon son œuvre a marqué leur sensibilité et comment elle continue à les accompagner aujourd’hui.
Elodie Bouygues.

Quatorzième contribution, Jacques Moulin
(
Voir les précédentes contributions en bas de page)


[D]ans ce grand jour avant la nuit, /chacun cherchait sa part (1)



Je crois avoir « cherché ma part » chez Follain grâce à Pierre Mathias, le poète qui en captivité à l’Oflag IVD, m’a rapporté un parent captif avec lui, parlait souvent dudit poète, et en présence de Patrice de la Tour du Pin. Je lisais Mathias, je suis allé voir les poèmes de Follain. J’ai rencontré là, à la fois l’écriture d’un pays, la Normandie plutôt rurale, et le questionnement existentiel qui taraude le plus grand nombre d’entre nous. Il s’agit bien d’Exister en faisant Territoires et de tenter de lancer quelques Chants terrestres. D’écrire donc, et de décrire avec beaucoup d’exactitude, de précision et d’interrogation inquiète notre être-là. Ces trois titres de Follain, pour ne retenir que ceux-ci, proposent un itinéraire de lecture et de vie qui m’a tout de suite comblé, et qui continue à me nourrir, au hasard de mes retours auxdits recueils.

J’y retrouve la craie des falaises et du tableau noir, la pomme, les jardins, le talus et la mer. Le cirque aussi qui hantait les villages normands et les cours de ferme de mon enfance. Certes, Follain était du bocage de Manche, et moi de l’openfield du Caux littoral, mais tout est en place : l’attention aux choses intimes, la rêverie sur les matières – ô, les grands clous qui fulgurent (2) –, le rapport aux objets dans cette façon du geste de toucher la chose, sa mémoire et nos vies présente et passée. Je passerai plus tard à Francis Ponge toucher d’autres objets avec les mots, sans jamais rompre avec la grâce grave de Follain.

[…] au pied du mur
un homme mangeait sa soupe
que les fèves rendaient mauve
il était grave
et seul au monde.
(3)

Cette gravité anxieuse du poète quand, dans chacune des chutes du poème, il nous porte au bord du vertige de vivre.

L’inventeur de l’imprimerie

Il maintenait entre deux doigts rageurs
tout près de la vitre blanche
le tout premier
caractère mobile.
C’était un jour de ces grands froids
quand les herbes roidies
ne se courbent plus dans les îles,
un canard sauvage au zénith volait
et près de chandelles éteintes
le nouveau pressoir insondable
et d’assemblage encore fragile
allait pour une première fois
être saisi avec douceur
par les ombres folles d’un soir.
Les petites gens ne savaient rien encore
ni les mères ni l’Empereur
ni l’homme avare
et comme aujourd’hui
dans ce grand jour avant la nuit,
chacun cherchait sa part.

Je ne commenterai pas la clôture du poème « Quincaillerie », pneumatique et cosmique, mais plutôt les deux vers retenus comme titre, choisi dans le poème « L’inventeur de l’imprimerie » – tout un programme pour qui écrit. Le vertige est ici celui des siècles qui s’entassent dans ce petit tableau : on est avec Gutenberg sans le nommer, ça sent la chandelle et l’hiver, on est dans les premiers temps fragiles de l’invention de l’imprimerie, on est plongé dans l’incertitude et l’extrême nouveauté, on est entre la main et l’outil, la vitre et le monde, on est en fin de journée, entre le jour et la nuit, on est hier et aujourd’hui, on est dans ce continuum qui fait que l’on ne sait toujours pas comment prendre notre part, dans ce grand jour avant la nuit. Prendre de façon tâtonnante sa part de vie et d’énigme en cet empan dans lequel on se tient tous jusqu’à notre mort.

Revenir sans cesse à Jean Follain, dans son parcours de vie en poésie.
S’inscrire comme auditeur à Cerisy-La-Salle en 1993, pour le colloque « Le monde de Follain » dirigé par Arlette Albert-Birot. Un colloque à petite jauge pour mieux être « de la famille ». On y côtoie des intimes du poète. On voit Canisy, on va sur la tombe du poète. J’ai osé au retour proposer à Max Pons et à sa revue La Barbacane (4), mon premier poème en revue, adressé à Follain, et qui a été retenu.

À Follain

On repoussait les foins
Les genêts bocagers au seuil de leurs enclos
retenaient des chaleurs
Le chariot
sûr des attentes sentait poindre
d’obscures venaisons
L’herbe poussait le cri
que les convois éloignent

(29-27 mai 1993)

Rencontrer Élodie Bouygues, fraîchement arrivée à Besançon, à l’Université de Franche-Comté. Recevoir sa présence comme un cadeau – une spécialiste de Follain, et devenue l’ayant droit de son œuvre – et relancer avec elle un cycle régulier de rencontres de poètes, Les Poètes du jeudi. Ils débuteront, bien sûr, par une intervention d’Élodie sur Jean Follain.

Quelle part de nous-même cherche-t-on chez Jean Follain ? On vise sans doute la rencontre d’herbes folles et d’ombres mystérieuses qui traversent nos mains ouvrières ou gantées et nos mémoires chargées. Ô vertigineuse vie ! (5)

Jacques Moulin
Avril 2023

(1) « L’inventeur de l’imprimerie », Usage du temps, Poésie/Gallimard, 1983, p. 115.
(2) « Quincaillerie », id., p. 160.
(3) « L’Asie », Exister suivi de Territoires, Poésie/Gallimard, 1969, p. 88.
(4) Revue des pierres et des hommes, n° 56/57, juin 1994, p. 45.
(5) « L’acheteuse », Exister, p. 172.


Précédentes contributions :

1. Sylvie Durbec
2. Grégoire Delacourt
3, Françoise Delorme
4, Laurent Fourcaut
5, Bruno Fern
6, Georges Guillain
7, Christian Désagulier
8, James Sacré
9, René Boulanger
10, Bernard Fournier
11, Pascal Boulanger
12, Pascal Commère
13, Marie Huot