Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Seizième contribution : Ludovic Degroote
Dessin de Jean Follain, « Buste de deux hommes », Musée des Beaux-Arts de Saint-Lô
Lire et relire Jean Follain aujourd’hui
En 2023, nous célébrons les 120 ans de la naissance du poète Jean Follain (1903-1971). Une journée d’études organisée par l’Université de Franche-Comté en partenariat avec l’IMEC se déroulera à l’abbaye d’Ardenne le 15 novembre, et un numéro spécial de la revue Europe est prévu pour début 2024. Dans le feuilleton suivant, poètes, écrivains, éditeurs contemporains rendent grâce à cet auteur, disent de quelle façon son œuvre a marqué leur sensibilité et comment elle continue à les accompagner aujourd’hui.
Elodie Bouygues.
Seizième contribution, Ludovic Degroote
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Jean Follain – Père et Fille
Ayant hésité entre plusieurs poèmes qui façonnaient des tableaux ou plutôt des portraits intimistes, j’ai finalement opté pour celui-ci, qui me semble significatif d’une manière de Follain : un sujet simple, presque modeste dans son intention, qui met en avant un clivage entre deux réalités, en l’espèce le père qui représente un dehors bourgeois d’apparence autoritaire, égoïste, conformiste, un dedans associé à la fille dont la fragilité n’est pas dite mais qui se lit à travers des détails. Cette fille, marquée d’emblée par sa naissance qui imposa une césarienne et coûta la vie à sa mère, est inscrite sous le sceau de la souffrance et de l’erreur – on peut supposer que la « voix tonnante » du père, plus proche des cardinaux que de sa fille, aurait préféré un fils, mais cette hypothèse relève de ma fiction plus que du poème. De même, le vide relatif qu’aurait occasionné la disparition de la mère ne se ferait ressentir qu’aux « lueurs » du soir, une fois la comédie sociale terminée, plaçant ce père dans une solitude et une plainte également relatives : « seul quelquefois il gémissait ». Malgré cette peine possible, son regard s’arrête au décorum que symbolisent les « vases de Chine », pas à sa fille. D’ailleurs, celle-ci ne se trouve pas au centre de la scène, de la pièce et du poème, mais à l’écart, dans sa fonction conforme de jeune fille adonnée à la couture et dont la réserve doit être de principe : ne faisant « jamais que peu de bruit », la délicatesse de son geste est exprimée doublement : par le froncement « de légères étoffes » qui suggère précision et dextérité et par « ses doigts aux ongles sans envie » : ongles soignés autant que résignés à l’absence de désir dans cet espace clos ou soulignant un geste mécanique, selon le sens dont l’on entendra le mot « envie ». Opposition entre le père et la fille marquée aussi par la légèreté des étoffes qui peuvent se froncer et se déchirer avec les dents, et le probable amidon qui a rigidifié « la manchette hors de la manche ». Le geste indiqué par le dernier vers suggère peut-être une forme de violence ou, pourquoi pas, d’échappatoire rêvée, car le seul élément extérieur, « la couleur du jour », incorpore la fille en la nimbant « près des longues fenêtres », en la séparant de cette sorte d’enfermement.
J’aime, dans ce poème de Follain comme dans d’autres, l’économie de moyens : pas de mots savants, une seule phrase, une syntaxe simple, la docilité apparente du vers ça et là rompue pour mettre tel élément en valeur «(« sa mère mourut », « mais sa fille ») ou ménager un effet de surprise par un enjambement qui a l’air d’introduire de la logique (« elle cousait / nimbée à la couleur du jour », jouant aussi d’un élément de réalité comme cousu à une métaphore), des effets de musicalité discrets (« égarait ses regards »), tout cela mettant en avant des éléments tirés du réel qui peuvent appeler à une forme d’ailleurs.
Père et fille
Elle naquit entourée des redingotes noires
des docteurs qui pratiquèrent la césarienne, sa mère mourut,
son père garda sa voix tonnante,
il agrippait de ses longs doigts
le bord des tables fileté d’or
quand il discutait avec les cardinaux ;
seul quelquefois il gémissait
couvert de lueurs par le soleil couchant
et la manchette hors de la manche
égarait ses regards sur les vases de Chine
mais sa fille
ne fit jamais que peu de bruit
près des longues fenêtres, elle cousait
nimbée à la couleur du jour
ses doigts aux ongles sans envie
fronçaient de légères étoffes
qu’elle déchirait entre ses dents.
« Chants terrestres », Usage du temps
Ludovic Degroote
Précédentes contributions :
1. Sylvie Durbec
2. Grégoire Delacourt
3, Françoise Delorme
4, Laurent Fourcaut
5, Bruno Fern
6, Georges Guillain
7, Christian Désagulier
8, James Sacré
9, René Boulanger
10, Bernard Fournier
11, Pascal Boulanger
12, Pascal Commère
13, Marie Huot
14. Jacques Moulin
15. Etienne Faure