« Lire et relire Jean Follain aujourd’hui », 7, Christian Désagulier


Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Septième contribution : Christian Désagulier.


Jean Follain, poème manuscrit, fonds Jean Follain, IMEC

L’agonie

Le maître qu’éventra un taureau furieux
est à l’agonie dans le grand lit nuptial
il entend les cloches
sonner l’office à tous les horizons
et dans son entourage il sait les mains de femmes
jetant dans la cuisson la pincée de sel rude
tenant les soufflets sur les braises
faisant crier le couvercle des huches
ou bien déboutonnant les robes roides
Il entend le chien laper la soupe épaisse
mais il ne se plaint pas d’être né
la guerre lui fit voir des pays orientaux
des filles et des bêtes curieuses
puis il est revenu dans son Bocage, au nord
là où le taureau est souvent taciturne
et jamais symbole du soleil.

(inédit de Jean Follain, in Littératures, n° 46, printemps 2002, p. 196)

À mi-chemin de poème à roman la langue française a le poème-roman de Jean Follain. Je lis ses poèmes comme des modèles réduits de romans dont la tonalité serait proche de celle des ouvrages d’un Maupassant au Pays de Saint-Lô au lieu qu’en Pays de Cau. D’un ajustage phraséologique quasi valéryen des mots, essentiel à la précision décimale affichée par leurs épithètes, des poèmes-romans qui s’interdiraient de recourir aux rimes, allitérations, mètres, aux chevilles du genre poème. Il en va de la fidélité, tout courts soient-ils, au modèle roman grandeur nature, à l’autofiction qui est la vie.
Ses poèmes-romans reverdissent la plupart du temps depuis la fin d’un Premier Empire élargi au Troisième suivant les indices maintenus en condition mémorielle par la grâce lustrale d’une tradition orale, jusqu’au début de siècle dernier contemporain du poète enfant. Une façon de suivre la règle des trois unités en forme de mini-tragédie à trous, aux concentrats narratifs localisés dans la Manche, aux excursions à Saint-Lô ou Paris et ce que l’on sait moins, grand voyageur, aux antipodes du monde en Inde ou au Pérou.
Poèmes en récit peuplés de paysans, clercs et prêtres, artisans et commerçants, conscrits, maîtres et servantes, les travaux et les jours accomplissant leurs tâches circulaires. Les champs n’ont pas encore été remembrés, l’eau des sources n’est pas encore scabreuse, les oiseaux n’ont pas encore été expulsés des haies en sursis, le sens de l’orientation des mouches à miel n’a pas encore été aboli par la nicotine dont la présence se limite aux feuilles de tabac à rouler. C’était avant que la grande ville grossisse en métropole, draine vers elle ceux des villages que l’église, la mairie et l’école triangulaient où Jean Follain ne cesse d’aller et revenir, d’une écriture au charbon de braise éteinte.
La vie n’y était pas rose mais rose le soleil en se levant après les paysans et rerose au coucher à leur admiration mutique, rose aussi les corps corsetés des femmes debout avant les hommes, collégiens, jeunes et mûrs mâles qu’un bout de peau stimule ainsi que le poète obsessivement le note. Combien de fois le mot corsage serré comme un oxymore revient.
À la différence de Marcel Proust, il ne s’agit pas de raconter la recherche de la clé de contact de la machine à remonter le temps avant d’écrire le livre monumental qui conduisit à retrouver la mémoire à la faveur de la butée du pied contre un pavé, mais de nous en confier d’emblée une réplique passe-partout que Jean Follain aurait limée dès avant le départ, qui démarre la machine spatio-temporelle au quart de tour, dont les ouvrages seraient des cartes-mémoire (Usage du temps, Tout instant, Des heures, Espace d’instants), tant sa notion du Temps est omniprésente et inséparable de l’Espace à l’arrêt sur lequel il exerce sa durée rétrograde (Chants terrestres, Transparence du monde, Canisy, Chef-lieu, Territoires).
Le poème se présente sous la forme d’une sorte d’addition d’évènements qui l’ont fait « frémir », juxtaposant les plus infimes auprès des plus expansifs, congruents ou non, comme « jetant dans la cuisson la pincée de sel rude » tandis que « Le maître qu’éventra un taureau furieux / est à l’agonie dans le grand lit nuptial » à qui « la guerre lui fit voir des pays orientaux ». Un ensemble de faits fatals se présente à l’esprit du poète, lui impose le besoin d’en effectuer la somme dont le résultat demeurera approximatif à l’esprit du lecteur, si ce dernier ne prend pas soin de tenir compte des retenues.
Autrement dit, les évènements sont énoncés à la suite les uns des autres, de façon décousue et intrigante, et je suis alors tenté de recoudre les effets que leur rapprochement a suscité au moyen du fil rouge de l’imagination. Il me semble que Jean Follain utiliserait plutôt le verbe raccoutrer.
Une sensation de révélation récompense ainsi la lecture du poème à l’issue de laquelle subsiste une insatisfaction résiduelle qui participe de son attirance et pousse inévitablement à relire si l’on a bien lu : la magie du poème.
J’écris « une sensation de révélation », car la résolution d’un mystère laisse toujours une pointe de doute sur le bout de la langue, puisque ce qui a prévalu à sa mystériosité nous demeurera inconnu : secret de poète.

Christian Désagulier