Lire et relire Jean Follain aujourd’hui / 2. Grégoire Delacourt


Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Deuxième contribution : Grégoire Delacourt



Lire et relire Jean Follain aujourd’hui

En 2023, nous célébrons les 120 ans de la naissance du poète Jean Follain (1903-1971). Une journée d’études organisée par l’Université de Franche-Comté en partenariat avec l’IMEC se déroulera à l’abbaye d’Ardenne le 15 novembre, et un numéro spécial de la revue Europe est prévu pour début 2024. Dans le feuilleton suivant, poètes, écrivains, éditeurs contemporains rendent grâce à cet auteur, disent de quelle façon son œuvre a marqué leur sensibilité et comment elle continue à les accompagner aujourd’hui.
Elodie Bouygues.

Deuxième contribution : Grégoire Delacourt

voir l’ensemble des publications de ce feuilleton au fur et à mesure de leur parution


« Le pain »

Elle disait : c’est le pain
et de son lit étroit
le garçon répondait : merci
et la porteuse lisse et noire
déposait la livre à la porte
en bas se crispait
un jardinet sans fleurs
d’elle à lui il n’y eut jamais
que ces paroles sans aigreur
et qui montaient parmi tant d’autres
dans les matins blancs échangés
pour la vie
des corps par le monde.

Jean Follain
(Exister, dans Exister suivi de Territoires, Poésie/Gallimard, 1960, p. 67)

Un homme meurt, écrasé par une voiture
Place de la Concorde à Paris
Un accident de la circulation, rapporte-t-on,
Au cœur de la nuit.
C’était un poète, dit-on, et
On voudrait croire qu’il n’y a pas de sang
Ruisselant de sa chair
Mais une consonne, s,
Une voyelle, a,
Deux autres consonnes, n et g.
Des mots qui dansent.
L’homme meurt dans mon indifférence
Parce que j’ai onze ans
Et ne connais alors de poésies
Que les Ronsard
Et du Bellay de l’école.
Mais voilà que le temps passe
Et qu’à l’heure où à mon tour
Je peux conduire une automobile
Et par là devenir assassin
Je découvre dans un bac de livres bradés
Exister, du poète écrasé.
Je l’ouvre en tremblant
comme on décachète l’enveloppe d’une amoureuse,
Les mots
Brefs
Incisifs
Quotidiens
Oubliés
Coulent des sillons de lettres
Comme l’encre s’échappe d’une veine
S’assemblent en d’improbables pas de mots,
Pas de danse,
Un ballet,
Une musique
Donnent un sens nouveau au vide des jours,
Et au gris des yeux,
Exister fait exister les choses
comme on leur donne la vie.
Follain a tressé les objets
Qui m’ont relié au monde
Et je suis devenu un conducteur prudent
De peur d’écraser une nuit un poète
Et de faire s’éteindre un peu plus le jour.

Grégoire Delacourt