Edgardo Franzosini, “Rimbaud et la veuve”, lu par René Noël


René Noël rend compte de la tentative d’élucidation d’une énigme de la vie de Rimbaud, telle qu’explorée par Edgardo Franzosini.


 

Edgardo Franzosini, “Rimbaud et la veuve”, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, La Baconnière, 2023, 114 pages, 17,50€ 


Avec une autre ?


Poison perdu
, 1875, un bristol de seconde main, l’adresse écrite dans Bottom, « La réalité est trop épineuse pour mon grand caractère, – je me trouvais néanmoins chez ma dame… », les indices du séjour d’Arthur Rimbaud à Milan sont des plus libératoires, l’écrivain enquêtant sur les femmes ici et là, de Jeanne-Marie (les mains de) à l’Abyssinienne – Comment ça va la vie avec une autre ? lui a peut-être demandé cette dernière, aussi bien qu’en 1925 Marina Tsvetaïeva l’écrit dans le premier vers de Tentative de jalousie – du poète ardennais, afin de mieux situer cette Veuve milanaise et à travers elle, les contacts possibles, plausibles avec la société lettrée de Milan. La précision d’Edgardo Franzosini citant et se plaçant sous les auspices des mémoires d’Étiemble, creusant la matière infime, anime les visages, les rues, les écrits et les mentalités, donne chair à l’époque sans trahir les grands blancs touchant au séjour du partant pour l’Afrique via Java et retour, avant départ (presque) définitif à Aden.

La lettre du poète à sa sœur, écrit qui relate une de ses deux fameuses ascensions du Saint-Gothard, le passage de la frontière de la France vers l’Italie, restitue la personnalité du poète, ses efforts et les traductions du paysage traversé débouchant sur l’écriture d’un poème ici absent, le carolomacérien tout à ses travaux pratiques de piéton qui se défait de l’écriture de poèmes. Le plan incliné, le mont analogue, donne alors de l’un de ces deux franchissements du col du Saint-Gothard par le sondeur, une vue littérale. La fraîche la poudreuse jusqu’aux hanches, le grand embêtement blanc, une marche au son des pas craquant dans la neige faute de visibilité, évoque ces instruments de mesure des aides des arpenteurs de K envoyés du château.

Le Saint-Gothard matérialise le change d’une époque des deux côtés des Alpes. Carlo Dossi – vers Gadda – et Mallarmé. Ce dernier n’a-t-il pas été homme-orchestre de l’éternel reportage ? réalisant une démultiplication pirandellienne de la revue. Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception pure. écrit-il à Cazalis, le 14 mai 1867. Un dîner lui suffit pour évaluer mieux qu’aucun autre la personne et les dons du jeune taiseux ardennais. De l’autre côté des Alpes, Dino Campana ira bientôt lui aussi en-avant.

Époque où il y avait encore des paysages, stables. Des panoramas qui n’étaient pas seulement des faire-valoir de plans, d’images qui nombreuses déjà à cette époque inondaient les revues, L’illustration, étincelles qui ont nourri les poèmes, dont Le bateau ivre. À démultiplier, phagocyter, idéaliser les perspectives, les couleurs, les distances, les cartes et les croquis sur papiers de toutes sortes, sur fichiers électroniques, routeurs, il est logique que la nature déçoive les visiteurs préférant les copies à l’original. Rimbaud a-t-il pressenti ce phénomène lorsque plutôt que le nord américain, il a choisi le sud, si bien que l’occasion de connaître Milan lui a été offerte ?

Symétrie et dissymétries, vrais et faux jumeaux, substances et apparences, sous ce rapport les liens entre sociétés humaines d’un côté et de l’autre des Alpes ressortent aussi bien que les arêtes des montagnes, les écrivains milanais surpris dans leurs salons par la poésie d’Arthur Rimbaud alors même qu’ils ignorent qu’il marche peut-être sous leurs fenêtres, ont les mêmes urgences que les poètes français à leurs calendriers, cherchent des rythmes, des condensations, effectuent eux aussi des passages en trombe des expressions, des rincées des vérismes et autres pirateries du verbe précipité, défiant l’accélération aussi bien que le poète ardennais.   

René Noël

Extrait

Si on admet qu’ils ont été écrits Par Rimbaud, et qu’ils ont été composés en 1875, les vers de Poison perdu, ne sont pas les seuls derrière lesquels on a voulu voir un rappel ou une allusion à un séjour milanais. Selon certains et dans l’hypothèse – elle aussi entièrement à démontrer mais sans qu’il soit  par trop impossible de le faire – que quelques unes des Illuminations auraient été ajoutées dans un second temps, en 1877 et même en 1878, nous trouverions trace de la dame de la Piazza del Duomo 39 dans au moins trois des poèmes en prose qui composent le recueil.
Et tout d’abord dans Bottom, qui à en croire Antoine Adam, pourrait être la représentation sous forme poétique de la relation de Rimbaud et de la dame milanaise. « La réalité est trop épineuse pour mon grand caractère, – je me trouvais néanmoins chez ma dame… », c’est ainsi que commence en effet le poème. (pages 63-64)