“Lire et relire Jean Follain aujourd’hui”, 8, James Sacré


Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Huitième contribution : James Sacré.


Manuscrit du poème “L’heure” (Exister), fonds Jean Follain, IMEC.

Lire et relire Jean Follain aujourd’hui

En 2023, nous célébrons les 120 ans de la naissance du poète Jean Follain (1903-1971). Une journée d’études organisée par l’Université de Franche-Comté en partenariat avec l’IMEC se déroulera à l’abbaye d’Ardenne le 15 novembre, et un numéro spécial de la revue Europe est prévu pour début 2024. Dans le feuilleton suivant, poètes, écrivains, éditeurs contemporains rendent grâce à cet auteur, disent de quelle façon son œuvre a marqué leur sensibilité et comment elle continue à les accompagner aujourd’hui.
Elodie Bouygues.

Huitième  contribution : James Sacré.

Retrouver les sept premières contributions.


Gil Jouanard qui aimait beaucoup les livres de Jean Follain pensait que j’étais aussi un lecteur assidu des poèmes de Follain. Mais j’ai dû lire (et non relire) beaucoup des livres du poète pour répondre à l’invitation de Gil Jouanard à participer à un numéro « hors-série Jean Follain » de la revue Sud, en 1979.

J’avais quand même lu un peu Follain avant cela. Et si Gil décelait un rapport probable à l’écriture de Follain dans mes quelques livres alors publiés cela me conforte aujourd’hui dans mon sentiment que souvent sans doute, et sans doute aussi à notre insu, les auteurs qui ont orienté notre propre écriture ne sont pas forcément ceux qu’on a le plus lus et dont on a cru devoir parler pour tenter une description de notre parcours (si le mot convient) en poésie.

Dans cet article (quelques feuillets bien modestes) je ne disais rien de si éclairant à propos des poèmes de Follain. Je me souviens surtout y avoir évoqué un de ses gestes d’écriture qui a continué de me parler : partir d’un détail matériel très familier, ou des plus anodins, pour terminer son poème par un ou deux vers d’une ampleur inattendue qui ouvrent sur la merveille énigmatique du monde et de la vie. Et certes relisant aujourd’hui deux ou trois de ses livres je retrouve bien ces moments de transport à partir de presque rien vers un élargissement souvent cosmique et vertigineusement interrogateur du poème. J’en trouve des tas d’exemples dans le seul petit livre qui réunit Exister et Territoires dans la collection « Poésie » de chez Gallimard :

les fins greniers / de nos mémoires, p. 60
chaque chose pourtant veillait et travaillait / pour sauver son éternité, p. 63
pour la vie / des corps par le monde, p. 67
une incertaine douleur / un goût très fin d’éternel, p. 77
la majesté du temps de l’espace et des nombres, p. 79
trouble à peine le calme des îles, p. 165
mais passent les amants qui chantent, p. 170, etc.

Mais je vois maintenant que cette attention sans cesse reprise aux moindres objets qui nous entourent, aux gestes les plus banals dans nos façons de vivre, conduisent aussi bien le poème vers du silence ou une chute dans l’insignifiance ou l’émiettement inquiétant de tout :

et les rongeurs dans les greniers / tremblent de peur en pleine vie, p. 70
pour jeter le sel / à leur bouillon du soir, p. 78
une fleur, un oiseau, un calvaire / écrasés par la même pierre, p. 80
seul l’homme est obligé de sentir la durée, p. 109
si tard – ô longue vie – / que bientôt les feuilles sont noires, p. 112
d’un cœur calomnié / dans la détresse obscure, p. 120
se nouent les vapeurs / se rejoignent les plaintes, p. 122
avec le dernier sac bossué / d’avoine blême, p. 148
sous le toit de chaume autrefois clair / mais devenu couleur de bure, p. 164

Le mot « chute », et surtout le mot « tomber » sont souvent là dans les poèmes de Follain, et c’est autant pour tomber dans le malheur, en effet, que dans le fond d’un ciel qui permettrait une espérance.

Quand tombe des mains de la servante, p. 116
il y tombait une larme, p. 125
lorsqu’elle tomba / l’un des boutons se défit dans la nuit, p. 127
Le bruit que fait / la chute d’une pomme, p. 168

L’attention aux choses les plus banales (mais aux plus sophistiquées parfois, comme celles de l’apparat ecclésiastique ou judiciaire) ne propose aucun repère dans leur accumulation disparate (malgré le plaisir : forcément, dès qu’on écrit). Elle rassemble pêle-mêle ou pas des instants où le regard, ou le souvenir, les voit de la façon la plus concrètement (et comme très objectivement) matérielle ; ce qui accentue encore une désespérance que je perçois de plus en plus fortement dans les poèmes de Follain.

Une œuvre très complexe où le plaisir de vivre et de rêver (et la phrase / se détachait d’entre les lèvres / livrant à l’espace des ondes éternelles, p. 76) se mêle à la pensée de la mort et de la finitude (Avec la femme meurent d’infimes bêtes / une fleur, un oiseau, un calvaire / écrasés par la même pierre, p. 80) dans un attachement quand même continué la prégnante matérialité silencieuse du monde.

Je m’en vais poursuivre mon projet d’écrire autour des objets qui m’entourent, chacun justement avec ses singularités silencieuses qui résistent par exemple aux remarques généralisantes, euphorisantes souvent, dont les affuble de son côté Francis Ponge. Oui, j’ai beaucoup lu, avec grand plaisir, des livres de Ponge, mais je m’en souviens sans me rendre compte probablement que j’écoute aussi ces deux ou trois poèmes de Follain, lus il y a longtemps, en écrivant.

James Sacré