Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Cinquième contribution : Bruno Fern
Passages
Au détour d’une version, mon professeur de latin, Monsieur Dufour alias Jude Stéfan, glissait les noms de poètes qu’il nous conseillait et, entre Jodelle et Perros, il y avait Follain – « Mais ne faites pas comme lui en traversant la rue ! » Et c’est pourquoi j’ai découvert Exister suivi de Territoires dont les nombreux poèmes cochés dans mon vieil exemplaire (1) témoignent d’un intérêt qui fait que, plus tard, j’ai proposé à mes élèves de primaire « L’ordre », « L’Asie » ou « Chien aux écoliers ». Adolescent, l’écriture follainienne devait me plaire pour diverses raisons – en vrac : son apparente simplicité qui n’atténue pas notre étrangeté d’être au monde ; l’importance accordée aux effets du temps – usure et effacement, bien entendu, mais également soudains échos, même à travers les siècles, puisque « le poète se promène / qui ne veut rien oublier » ; l’insistance sur nos rapports aux objets les plus banals et aux bêtes ; l’affirmation d’une solitude foncière – le poème qui ouvre le recueil s’intitule Parler seul ; un érotisme discret mais fréquent – ainsi « l’écriture fine / que modela la belle inconnue / un jour qu’elle était pâle et nue » ; « l’impensable mort » et… la ressemblance entre beaucoup de lieux évoqués et les alentours de Bernay.
Dans la plupart de ses brefs poèmes, il me semble que Follain tente de répondre, tout en prenant soin de la laisser en suspens, à sa fameuse question : « Où gis-tu secret du monde / à l’odeur si puissante ? » et cette intensité retenait aussi mon attention – et la retient encore aujourd’hui – car l’univers follainien, loin du poétiquement fadasse, n’hésite pas à sentir fort. On y croise souvent le sang (notamment celui qui « s’évade / de la bête qu’on tue »), la guerre (« Il naît un enfant / dans un grand paysage / un demi-siècle après / il n’est qu’un soldat mort »), la douleur physique, voire la torture (« On voit […] un grain de chair à la roue / du supplice rester »), et les corps désirés (« les filles à corsage étroit / au visage strictement nu / avec des bâillements montraient / le rose de leurs palais »), le tout sous un ciel qui, lui, « reste intact et bleu », à l’image de la lucidité d’un auteur qui se tient en retrait.
Pour refermer la boucle : en rédigeant ce texte, j’ai appris que Stéfan, au sujet des poètes français contemporains de sa jeunesse, avait déclaré ceci à Michel Sicard : « […] je n’aimais pas beaucoup tous les autres, Supervielle, Follain, Tardieu – je voyais bien que ce n’était pas de la poésie pour moi. Il y avait une certaine poésie dans la quincaillerie quand Follain décrivait une épicerie, mais moi je voulais faire autre chose… » (2). De tels propos n’ont pu que me surprendre, non seulement à cause des recommandations faites au lycée mais aussi car quelques poèmes de Stéfan présentent, selon moi, des points communs évidents avec ceux de Follain – et ce au-delà du fait que leurs « territoires » étaient proches (l’un hanté par son enfance à Canisy, l’autre ayant passé l’essentiel de sa vie dans le pays d’Auge). En effet, dès le premier recueil stéfanien, Cyprès (3) (1967), on peut discerner des proximités, par exemple dans « Harengs et bouleaux » : « Trois harengs / et quatre arbres / quatre arbres sur le pré / sous des monceaux de nuées / l’un défeuillé et l’autre ébréché / l’un ployé et l’autre tout entier / encore offert aux vents / sous des nuées bigarrées / trois harengs dans un plat / près d’un bol en porcelaine / à midi pour le déjeuner […] » et, ultérieurement, ces résonances resurgissent de temps à autre – je citerai au moins « les chats sourds », dans Aux chiens du soir (1979), et « bourg perdu », dans Disparates (2012), poème où les écarts métriques n’éloignent guère de cette ligne, si je puis dire : « l’enseigne tourne au vent / un homme pleure à la terrasse / on ne sait pour quel chagrin / derrière ses verres s’essu- / yant les joues tour à tour / ni l’église ni la route n’ont / souci de lui où passe un cycliste / fleur à la bouche […] ». Comme quoi d’aucuns, parfois sans trop le reconnaître, ont finalement trouvé dans l’épicerie Follain de quoi « faire autre chose ».
Bruno Fern
(1) Appartenant à une collection aux choix autrefois indiscutables – tous les poèmes cités ici en sont issus.
(2) Jude Stéfan, éditions Seghers, collection Poètes d’aujourd’hui, 1994.
(3) Jamais réédité depuis, hélas, et devenu introuvable.
« Pierres et corps »
Des pierres de toujours
ou précieuses ou de foudre
des plus aiguës qui tombent
sur le champ du voisin
de celles du bord des mers
les corps vivants s’inquiètent
dans leurs fourrures
et peaux
portant leurs réserves de sang
leurs yeux fragiles
et leurs membres qui cherchent.
Jean Follain
(Territoires [1953], dans Exister suivi de Territoires, Poésie/Gallimard, 1969, p. 167)
[On peut lire ici l’argument du feuilleton.]
Découvrir les contributions précédentes, celles de Sylvie Durbec, Grégoire Delacourt, Françoise Delorme et Laurent Fourcaut.