Poesibao publie un nouveau feuilleton, intitulé ‘Lire et relire Jean Follain’, proposé par Elodie Bouygues. Quatrième contribution : Laurent Fourcaut

Une poésie du remembrement
J’étais l’été dernier à Canisy pour une brocante. Je ne manque jamais de m’arrêter, quand je vais là-bas, devant la maison natale de Jean Follain. Une plaque, qui commémore la chose, est apposée sur la façade. Toutes sortes d’objets laids et vulgaires (beaucoup de neufs, l’épouvante) étaient proposés devant cette maison, et partout ailleurs. Rien ne saurait faire mieux mesurer que cette misérable juxtaposition l’incompatibilité totale entre le monde qu’aima et que comprit Follain et qu’il sut, incomparablement, incarner dans ses livres, et le règne actuel de la plus mortifère des marchandises.
Je relis Tout instant, livre de poèmes en prose (Gallimard, 1957). Trois sections, « Objets », « Étendues », « Allées et venues », mais dont les textes obéissent à un même dispositif, dont on peut dire qu’il constitue la manière propre de Follain, son très singulier art poétique. Le poème énumère en les juxtaposant les éléments d’un ensemble plus ou moins fortement disparate : objets, matières, plantes, animaux, odeurs, bruits, lumières, personnages, gestes… D’une phrase à l’autre s’opère un écart, le rapport d’un élément au suivant étant, en apparence du moins, fortuit. Souvent le tout dernier se détache plus nettement encore, proposant parfois la clé, elle-même énigmatique, de ces rapprochements qui semblaient aléatoires. Chaque poème est alors un microcosme où l’incohérence absurde de la façon dont les hommes vivent se trouve de la sorte remembrée et rebranchée sur le réel. Ainsi la contingence des sociétés et des vies humaines, qui peut être sentie comme désespérante, se trouve-t-elle rachetée.
Car cette vie, et la représentation qu’elle se fait du monde naturel, sont menacées par la perte du sens : « À d’insidieux moments, villages, rivières, vallons perdent leur sens. L’oiseau, la feuille tremblent d’exister. L’enfant, l’adulte et le vieillard se font peur de n’être pas pareils. » (p. 35). Pas pareils à eux-mêmes, à l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Les remèdes ordinaires ne sont guère idoines : « Des gens passent, repassent pour redonner leur sens aux maisons, aux jardins, comme s’ils devaient les garder éternels. » (p. 64). Les objets, intercesseurs entre le travail humain et la maternelle matière (les « somptueuses matières », p. 26), sont un précieux recours : « Ils nous enchaînent au monde dont se croisent les images patinées ». (p. 13). Or le salut est là, dans un accord retrouvé avec le monde dont la permanence paisible défie le temps : « une nuit pareille à celles de l’Antiquité confondra la profondeur des visages, la douceur veinée des mains » (p. 96). L’important est de lui être relié, fût-ce de la plus souterraine des façons : « Les maisons contiennent tant et tant d’objets de leur faîte jusqu’à leurs fondations pleines de bêtes rongeuses fabriquant des terriers qui en rejoignent d’autres dans les champs. » (p. 30).
Nul angélisme chez Follain. Né en 1903, il aura vu deux guerres, et ce livre en porte la marque : « guerre », « bataille », « tortures » et « tortionnaires », « bourreaux », « tuerie », les mots abondent pour dire l’horreur d’une civilisation qui sombre de s’être coupée du devenir paisible du monde : « Pour qui peut en jouir s’étale la paix des étendues sans blasphème. » (p. 59). L’enfance, constamment évoquée comme le moment privilégié de l’appréhension la plus élémentaire des choses, a devant elle la perspective des plus épouvantables conflits du xxe siècle : « L’avenir pourtant était plein de paysages atroces, de baraquements sanglants mordus par le vent, de torpeurs dans des wagons plombés. » (p. 28-29).
La nature non plus n’est pas un éden, mais elle est engagée dans un combat sans phrase pour la vie : « Les arbres qu’on peut apercevoir par l’encadrement d’une fenêtre respirent de toute leur force. » (p. 24), « Solitude sur les routes, au levant comme au couchant, mais chaque feuille des haies lutte à plein contre sa mort. » (p. 103).
Il reste au poème à en faire autant, à faire face, à résister, par la faculté qui lui est propre de tisser dans son corps de texte (texte et tissu : étymologiquement, même mot) un réseau serré de relations qui le relie à la circulation générale des forces et des flux du réel. Boutique de tissus : « Les étoffes noires ou celles de couleurs à fleurs, carreaux ou losanges, maintiennent les fils solides dont elles sont tissues et résistent. L’enseigne de lettres noires Didot, à pleins et déliés, d’obligation reçoit le soleil dans toute sa force. » (p. 47).
Pas de plus pur poète que Jean Follain.
Laurent Fourcaut
Le cantonnier qui ramasse les fleurs fanées en fait de petits tas. Si l’on regardait par le soupirail, on apercevrait un boulanger peindre des brioches à l’œuf battu. Monté sur un des hauts échelons d’une échelle double, un peintre en lettres commence une majuscule méticuleusement sous le ciel forcené d’un mois brûlant.
Une fontaine surmontée d’un mascaron grimaçant ne coule plus. « Rien à faire », dit une voix derrière des contrevents. Entre pavés, une plante a donné une herbe jaune qui peut-être finira sans que personne l’ait détruite. Gardent le plus chance de vie ces végétaux minuscules poussant aux fentes des murs. Des gouttières de plomb montrent leur bleu-gris. Dans un passage frappe un marteau manifestant un travail sédentaire. Enfin, le vent descend de la colline où s’élèvent des tombeaux.
Jean Follain, Tout instant, Paris, Gallimard, 1957, p. 49-50