Isabelle Baladine Howald explore ici pour Poesibao ce livre impressionnant de Françoise Clédat, “Les Parentés inhumaines”, livre publié chez Tarabuste.
Françoise Clédat, Les parentés inhumaines, Tarabuste, 2023, 126 p, 15 €
Signe d’écriture sans je
C’est un livre très impressionnant que publie Françoise Clédat chez Tarabuste, très justement intitulé, comme on espère pouvoir le montrer, Les parentés inhumaines. Il y est question de celle qu’on appelle son ourse, nommé ainsi le cancer. Ce mot, presque ce nom, d’ourse, suite à sa lecture du non moins impressionnant livre de Nastassja Martin, Croire aux Fauves (Verticales) où cette anthropologue et un ours se heurtent violemment sur la banquise, aussi surpris l’un que l’autre. S’ensuit un combat sans doute bref mais acharné d’où réchappe par miracle Nastassja Martin, le visage fracassé. Elle « échange » avec l’ours des fragments de son corps, dent, peau, sang etc. Chacun s’enfuit avec de l’autre, l’alter, comme dit Françoise Clédat qui l’expérimente au sens le plus fort (c’est-à-dire étymologiquement : fait l’épreuve du danger) cet alter-cancer dit aussi cancère. Il peut y avoir de l’inhumain en nous, comme ces cellules mortelles ou des fragments d’animal.
Le livre commence avec la paradoxe suivant, – ils sont fréquents dans la langue française…– : les confins signifient pour notre imaginaire une sorte d’infini, alors que le confinement qui nous a tous éprouvé et dont elle parle ici ne cesse d’en dessiner les limites.
La première partie, le plus longue et la plus impressionnante est titrée « Fugue », écho bien sûr musical mais aussi psychologique, dans la mesure où, par extrême nécessité, en situation de grand danger, on peut opérer une « fugue dissociative », une séparation de soi, pour supporter le traumatisme. Ici l’observation de soi comme de l’extérieur.
Que m’arrive-t-il ? La mort.
Qu’est-ce-que la mort, un processus organique, biologique.
En quoi cela consiste-t-il ? Françoise Clédat nous le décrit sans concession, froidement, mais sans tristesse apparente, puisque ce qui meurt va également nourrir la terre.
Dans le même temps elle observe la forêt près de laquelle elle vit, notamment une boucle de branches, « son graphisme végétal » comme on en voit peu, « symbole de l’infini et infini lui-même fût-il une branche morte ». C’est comme une forme d’annonciation de ce qui l’attend : « la fin de je »,
« Signe d’écriture sans je
Si nul je pour le lire
Est-il signe encore ?
…
J’envisage la fin de je. Ce qu’il adviendra de ce qui aura été je quand je ne sera plus.
Ce déconfinement : celui du corps hors je. »
Le cycle de la vie-mort-vie, certes, mais sans le je unique d’une personne, qui lui ne peut survivre, c’est cela que tente d’écrire Françoise Clédat, comme la tentative d’une écriture pré-posthume :
« J’écris : la fin du corps-je qui sera la fin de ma vie ne sera pas la fin de la vie dans le corps- sans-je ». Corps qui se défait, se liquéfie, je qui fait quoi ? Il devient rien.
Cette réflexion essentielle, si courageuse, est instamment soutenue, portée, accompagnée, doublée, parasitée par les apports scientifiques, ethnologiques, naturalistes, artistes, littéraires, qui soutiennent et secourent l’écriture, comme un tissage.
Comme souvent, chez Françoise Clédat, ce regard frontal qui est le sien n’empêche en aucun cas le rêve ou le désir malmené durant le confinement, paradoxe ici aussi : « Alors que les boucles pouvaient à nouveau s’élargir, la contrainte des gestes barrière s’accroissait, davantage ressentie dès lors que les occurrences de les appliquer se multipliaient : le non embrassé, le non touché, le non respiré installant dans la durée l’incomplétude de la présence à soi à l’autre et de l’autre à soi, et l’évidence lancinante de la blessure qui en résultait ». Certainement nous ne sommes pas remis de ce qui nous est arrivé dans ce temps et dans cet espace-là. Ce fut aussi un secours que d’aller dans les herbes, dans les forêts, de les retrouver, de les découvrir. L’ours, l’alter peut aussi arriver là, juste là, comme il le peut dans le corps par un coup de folie de cellules. Parfois Françoise Clédat cite une phrase, et la réécrit, preuve que ce qui arrive arrive à la fois à untel(le) et, autrement, à soi. Ce n’est pas le même événement, ce n’est pas la même arrivée, ni le même départ. L’alter est indéfiniment autre « j’écris vivre dans cette dualité irréversible mortifère ». Au lieu de : « il faut à tout prix sortir de cette dualité réversible mortifère. » C’est qu’il y a tout de même une différence entre la mort, et la rencontre, fut-elle terrible, avec un animal.
Figure aussi – c’est bien le terme – le vieillissement, on ne se reconnaît pas mais on sait quand même que c’est soi. Il y a une… ressemblance… du perdu qui surgit, un j’étais. La représentation de soi s’efface, l’image renvoyée ne rappelle que ce qui disparaît.
Dès lors, que croire ? En Dieu « je crois que je ne crois pas en Dieu » écrit Françoise Clédat. En l’absence de douleur, oui, l’on croit, l’on veut, de toutes ses forces. En la réversibilité, oui.
« Le corps en paix je sais que je vais mourir mais je ne le crois pas ». Quelqu’un m’avait dit : « on se croit tous immortels » même si nous sommes minés par l’angoisse de la mort, c’est vrai, on n’y croit pas. On pense passer à travers les mailles, on est prêts pour le jeu de dupes, ou tenter de passer le marché infernal.
Toutefois au terme du cycle, naissance, vie et mort, il y a l’arrivée dans la terre, « matrice », de laquelle vont sourdre une tige, une graine, une goutte de semence d’insecte : « mon avenir de morte est une origine ». Matrice est aussi là où l’enfant se love avant de naître. C’est une femme qui écrit ce livre, avec un courage et une volonté d’affronter qu’on a déjà pu admirer dans d’autres de ses livres, toujours puissants : « Je qui fus infans/par altération allaité/désaltéré. »Tout est là, « ce qui du corps se jette hors du corps », « Je qui s’absente du/monde », alter qui ne nourrit jusqu’à disparition.
Il y aura d’autres analyses à faire, du côté des sciences mais aussi de la peinture (Françoise Clédat fut historienne de l’art), toutefois c’est un livre sans couleurs que l’on lit aussi, ainsi que l’est peut-être le non être à venir.
Suivent des poèmes qui reprenant le leitmotiv précédent : « ce qui est accessible à nos sens/–par nos sens entrés en nous–/élargit nos limites/aux dimensions du monde ». Cette partie est peut-être moins frontale que les autres. Son allure de rivière (un thème cher à Françoise Clédat) n’en évoque par moins ces « parentés inhumaines» entre l’animal et nous, la maladie et nous, l’alter et nous. « Je parle des moins semblables », mais semblables néanmoins.
A la fin du livre, un insecte tombe, « j’ai vu ses yeux tels deux points typographiques ». Elle ne sait si l’insecte va réchapper de la chute qu’elle a provoqué sans méchanceté. L’un et l’autre se confronte à la mort et parvienne à échanger un regard. A cela on dit toujours oui.
Isabelle Baladine Howald
Françoise Clédat, Les parentés inhumaines, Tarabuste, 2023, 126 p, 15 €