Dans ce feuilleton qui est publié en six épisodes, Eric Eliès propose une réflexion sur les rapports science et poésie
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Episode 2
Episode 3
Episode 4
Episode 5
Avec cette dernière parution, Poesibao propose un PDF reprenant en un seul document les 6 livraisons de ce feuilleton.
6. Urgence
Alors que l’impact des activités humaines (guerres incessantes, exploitation des ressources jusqu’à épuisement, effondrement de la biodiversité et dérèglement climatique provoqués par la pollution massive des sols, des mers et de l’atmosphère, etc.) se fait de plus en plus violent sur la planète, et que l’humanité s’aveugle de concepts, la poésie et la science sont les deux voies/voix qui permettraient l’émergence d’une humanité consciente de sa fragilité et des liens qui nous unissent au monde et à tous les êtres (passés, présents et futurs) dans la longue chaîne du vivant. Or nous agissons toujours comme si le monde n’était que le théâtre de nos luttes humaines, sans comprendre qu’il est avant tout l’espace de notre vie, que la Terre est notre hôte symbiotique dont le dépérissement nous menace de mort. Nous nous aveuglons de concepts qui nous donnent le sentiment, en nous enfermant dans un méta-monde qui n’est pas le monde, de maîtriser et de dominer la réalité mais nous nous égarons dans d’artificiels rapports de forces et des fausses certitudes, qui nous éloignent du monde dont la complexité et l’unité nous échappent de plus en plus… En France, dans mon métier d’officier de marine, alors que le contexte international impose à la marine nationale de se préparer à de possibles opérations de haute intensité voire à un conflit entre grandes puissances (ce que par un délicat euphémisme nous appelons « l’hypothèse d’engagement majeur »), j’entends parfois des théoriciens qui dissertent sur la guerre navale moderne dans un milieu maritime supposé défini par ses propriétés d’espace « lisse, fluide, homogène et immense ». Que des marins puissent s’exprimer ainsi me sidère et me désole à chaque fois ! La mer, telle qu’un marin peut la vivre et la ressentir, dans sa puissance élémentaire et sa richesse d’écosystème planétaire aussi vieux que la vie elle-même, n’est pas cela. Il nous faut, tant qu’il est encore temps, retrouver le monde, que nous avons perdu en lui substituant une représentation conceptuelle et en nous enivrant de notre capacité à nous libérer de toutes les limites de la nature, avec désormais le fantasme de repousser les limites de la mort dans les limbes de la trans-humanité. Il est nécessaire que la parole poétique, même si elle devient de plus en plus inaudible dans le vacarme politico-médiatique, fasse toujours entendre, fût-ce comme un murmure que seul le silence de la nuit dévoile, « le chant du monde » (Jaccottet) et nous ré-enseigne notre finitude et notre mortalité, vraie mesure de l’homme, et que la pensée scientifique s’y ressource pour que la technologie, qui se déploie dans les espaces ouverts par la science, cesse d’alimenter toutes les compétitions mortifères (économique, politique, militaire, etc.) qui nous font oublier l’exigence d’Être avant le Faire et l’Avoir… Nous devons retrouver le monde dans sa totalité et dans sa globalité fraternelle, y compris dans ses dimensions cachées et inaccessibles, dans cet impensable d’altérité absolue d’où la Beauté jaillit par fulgurances :
L’invisible qui là bouillonne, comme la source au dégel, violente (Yves Bonnefoy)
et nous rappelle notre finitude dans un cosmos qui nous dépasse absolument… L’injonction qu’André du Bouchet avait assignée à sa poésie de « désormais, ne plus quitter la réalité d’un pas », en écho au mot d’ordre d’Arthur Rimbaud « Étreindre la réalité rugueuse », ne marque pas un attachement à l’ordinaire des jours mais la défiance envers le concept, l’image et l’éloquence, et aussi, à ce qu’il me semble, le devoir d’être disponible pour « la saisie toujours recommencée d’un état impensable du réel » (Chamoiseau), de s’ouvrir à la présence de tout ce qui est, dans la réalité inconnaissable du monde, et se tient, irradiant d’une beauté irréelle, au-delà de l’aire du langage et de nos capacités de compréhension et de représentation, depuis l’infiniment grand révélé dans les clichés des télescopes Hubble et James Webb à l’infiniment petit dévoilé dans les gerbes d’un accélérateur de particules, mais aussi dans un paysage, dans une foule, dans les visions du rêve, dans l’ombre portée de la mort, dans l’étreinte charnelle, dans les nuances d’un silence ou d’un regard, et même – pour y revenir une dernière fois – dans les mathématiques (que bien des mathématiciens ne considèrent pas être une production de l’intelligence humaine mais une dimension immatérielle et autonome par rapport à l’intelligence humaine). C’est aussi le sens de la « nouvelle alliance » proposée à la fin des années 70 par Ilya Prigogine (prix Nobel de chimie, spécialiste de la thermodynamique) et Isabelle Stengers, qui considèrent que la science est une voie d’approche de la complexité globale de l’univers et de ses équilibres dynamiques. Loin des anciens modèles issus de Newton et Descartes, ordonnant le cosmos par des lois déterministes implacables qui menaçaient jusqu’à la dimension humaine de notre « être au monde », la science permet de réinscrire l’humanité au sein du cosmos, dont elle n’est qu’un des phénomènes, et retrouve ainsi le souffle des mythes créateurs, qui tissaient le réseau de nos relations avec le monde et constituaient la source primordiale de la poésie. Isabelle Stengers a ainsi, à partir de l’antique déesse grecque, réinventé Gaïa, objet accomplissant la synthèse des visions mythologique et scientifique de la Terre. Cet objet est aussi poétique, car il condense notre rapport au monde, à la Terre vivante et donc mortelle, qu’Yves Bonnefoy – et tant d’autres poètes – ont voulu célébrer :
Terre, ce qu’on appelle la poésie
T’aura tant désirée en ce siècle, sans prendre
Jamais sur toi le bien du geste d’amour !
La poésie véritable n’est pas un jeu d’écriture mais un enjeu d’existence, la seule voie pour devenir un homme authentique, un homme qui « possède la vérité dans une âme et un corps » (Rimbaud) et retrouve le sens de son unité avec le cosmos et avec toutes les choses qui le composent, même invisibles ou inconnues, et comprenne son devoir de fraternité avec les autres êtres (que Simone Weil, dans « L’enracinement », avait érigé en premier devoir de tout homme et qu’Edouard Glissant avait incarné en brassant les peuples et la rencontre des imaginaires dans sa poésie du Tout-Monde). L’inhumanité de nos sociétés, capables d’engendrer, en même temps qu’une invraisemblable profusion de biens matériels et technologiques, une misère insupportable et de s’en accommoder, de la tolérer sans vraiment chercher à y apporter remède, que ce soit dans les rues de nos villes, sur les routes d’exode de migrants fuyant les guerres ou la famine, ou dans les bidonvilles et les camps de réfugiés disséminés sur tous les continents, ou encore dans les gravats des villes bombardées, comme si toute bonté avait été tuée par la conceptualisation des idéologies et par la cupidité des compétitions économiques et nos désirs de richesses, démontre l’importance vitale de la poésie pour simplement rester humain, c’est-à-dire n’être pas indifférent à la misère humaine, ni spectateur ni prédateur ni charognard, en ces temps de profonde détresse, en ce monde si atroce qu’un poète tel Lucian Blaga, dans ses derniers poèmes, avoua son regret d’être né et que tant d’autres poètes eurent recours au suicide pour y échapper, tel Paul Celan, tel Sylvia Plath, tel Gérard de Nerval, tel Maïakovski, tel Léon Deubel, tel Gérald Neveu, tel Ilarie Voronca, tel Ghérasim Luca qui se jeta dans la Seine en confessant son désir de quitter un monde où la poésie – donc l’humanité – n’avait plus de place…
Fin
@Eric Eliès.
Carte blanche – Poésie et sciences, par Eric Eliès