Dans ce feuilleton qui est publié en six épisodes, Eric Eliès propose une réflexion sur les rapports science et poésie
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Episode 4
5. Habiter poétiquement le monde
Est-il vraiment possible, en ce monde soumis aux exigences de rentabilité et d’efficacité immédiate, de doter la science et les techniques d’un regard poétiquement tourné vers le Monde et vers la Nature, et d’une parole porteuse d’un désir désintéressé et non d’une volonté d’appropriation ? Saint-John Perse le pensait, ouvrant son discours de réception du prix de Nobel de littérature en 1960 par un double hommage à la « pensée désintéressée » du poète et du savant, qui interrogent toux deux le « réel absolu » du monde et se montrent insoucieux des appétits matériels de la société de consommation :
La dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science. Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation différent.
En effet, les grands scientifiques du début du vingtième siècle, fondateurs des théories de la Relativité et de la physique quantique (pour ne citer que les plus connus : Einstein, Bohr, Heisenberg et Schrödinger) avaient une claire conscience de la conceptualisation mathématique des sciences et ne confondaient pas la réalité inconnaissable avec sa modélisation théorique. Ainsi, l’interprétation de Copenhague sur la physique quantique considère que la science ne décrit pas la Nature, mais uniquement notre interaction avec la Nature, dont l’essence nous reste mystérieuse et inaccessible. L’une des révolutions majeures de la théorie quantique fut de réunifier l’homme et le monde, en établissant qu’il n’était plus possible de dissocier l’expérience et le résultat de l’expérience et que l’observation d’un phénomène faisait partie du phénomène. La plupart de ces scientifiques, qui savaient que la science seule ne suffit pas à définir un rapport au monde authentique, étaient riches d’une sensibilité poétique et philosophique qui formait un « tout » avec leur pensée scientifique et les préservait de l’orgueil de prétendre connaître absolument : il suffit de lire « Physique et philosophie » d’Heisenberg ou « Physique quantique et représentation du monde » de Schrödinger pour comprendre à quel point l’héritage de la pensée cartésienne a été profondément ébranlé par la révolution quantique. Ainsi qu’à Etienne Klein qui souligne dans ses essais la merveilleuse incomplétude de la science, riche de toutes ses questions sans réponses aux frontières de l’impensé et de l’impensable du cosmos, il me semble que la science a le pouvoir de transformer le regard que nous portons sur le monde et de le dessiller des fausses certitudes. La science n’a pas le pouvoir de dévoiler le vrai ; en revanche, elle peut réfuter ce qui est faux (ce que Karl Popper et Etienne Klein appellent des « vérités négatives ») et nous libérer du carcan de croyances qui faussaient notre regard et nous empêchaient de voir et ressentir la présence miraculeuse du monde, faisant surgir l’émerveillement de la contemplation du ciel constellé d’étoiles. La science peut être source d’une interrogation constante et d’une curiosité qui nous tient en éveil ; elle constitue en elle-même une source d’humilité, par le constant rappel des limites de notre capacité de compréhension, et d’émerveillement, par le dévoilement d’une splendeur qui nous dépasse infiniment et nous confronte à l’immensité impensable du cosmos, dans des jaillissements de beauté que quelques scientifiques poètes (comme Jean-Pierre Luminet, spécialiste de la physique des trous noirs) tentent parfois de saisir dans les mots du poème mieux que dans les rets de leurs équations. Des poètes ont également exprimé cet émerveillement, comme Charles Dobzynski dont l’« Opéra de l’espace », écrit dans les années 60, s’appropria les découvertes des astrophysiciens et de la technologique spatiale avec des accents épousant la ferveur de la prose poétique de Ray Bradbury dans « Chroniques martiennes », tel « L’été de la fusée ». Mais je songe surtout à Yves Bonnefoy, évoquant le « haut monde » dans Ce qui fut sans lumière :
O galaxies
Poudroyantes au loin
De la robe rouge.
(…)
Je sors,
Il y a des milliers de pierres dans le ciel,
J’entends
De toutes parts le bruit de la nuit en crue.
Est-il vrai, mes amis,
Qu’aucune étoile ne bouge ?
Est-il vrai
Qu’aucune de ces barques pourtant chargées
D’on dirait plus que la simple matière
Et qui semblent tournées vers un même pôle
Ne frémisse soudain, ne se détache
De la masse des autres laissées obscures ?
Est-il vrai
Qu’aucune de ces figures aux yeux clos
Qui sourient à la proue du monde dans la joie
Du corps qui vaque à rien que sa lumière
Ne s’éveille, n’écoute ? N’entende au loin
Un cri qui soit d’amour, non de désir ?
La poésie d’Yves Bonnefoy est une interrogation sur la présence et sur le lien d’amour – et non d’appropriation et de convoitise – qui devrait nous unir au monde, et à la beauté miraculeuse et mortelle de toute chose… La science peut-elle nous aider à retrouver le monde, à l’ « habiter poétiquement » (pour citer Hölderlin) et nous y tenir comme en un lieu où « nul ne serait étranger » (pour citer Yves Bonnefoy citant Plotin), dans la proximité aimante des choses ? La question peut se reformuler en interrogeant la capacité du langage mathématique, qui porte la pensée scientifique, langage souvent considéré d’une objectivité froide et sans intériorité, à « parler la poésie ». De prime abord, cette capacité n’est pas évidente : je pourrais citer en exemples d’incompatibilité radicale le physicien et mathématicien Paul Dirac, pour qui toute beauté était mathématique et proclama abruptement la supériorité de la science sur la poésie, son exact opposé : « la science essaie d’énoncer, de manière simple pour être compris de tous, des choses complexes ignorées ; la poésie fait tout l’inverse ! », ou le poète Monchoachi qui, dans son recueil « Retour à la parole sauvage », célèbre la parole poétique en l’opposant à la sécheresse du discours technoscientifique, qu’il assimile à l’outil de domination de l’Occident sur le monde et les autres peuples. Mais la plus belle – et amusante ! – expression d’incompatibilité totale me semble pouvoir être attribuée à Robert Musil (au début du paragraphe 25 du tome 1 de « L’homme sans qualité », traduit par Philippe Jaccottet) :
Qu’est-ce qu’une âme ? Il est facile de la définir négativement : c’est très exactement cela en nous qui se rétracte quand nous entendons parler de séries algébriques.
Le clivage entre la rationalité scientifique et la sensibilité poétique est-il un gouffre insurmontable ? Il y a une dizaine d’années, le mathématicien Cédric Villani avait tenté, dans un petit essai au titre explicitement intitulé « Les mathématiques sont la poésie des sciences », de démontrer que les mathématiques étaient un langage intrinsèquement poétique. Je ne reviendrai pas (d’autant que j’y ai un peu puisé !) sur le texte en carte blanche (posté en 2019 sur Poezibao) que j’avais consacré aux liens entre mathématiques et poésie à partir de ma lecture de Villani mais, même si le titre de l’essai suscitera chez tout poète une méfiance immédiate (car la vraie poésie est à elle-même sa propre finalité et n’est jamais poésie « de », sous peine de renvoyer la poésie à une forme d’éloquence et virtuosité dans le recours au langage pour produire des formulations élégantes), il me semble que les mathématiques rencontrent véritablement la poésie dans son exigence de vérité de parole et d’interrogation de la présence du monde. En effet, l’extraordinaire cohérence entre les implications des lois mathématiques – même les plus contre-intuitives, telle l’existence de l’antimatière qui fut prédite par Paul Dirac en la déduisant d’hypothèses mathématiques qu’il considérait trop belles pour être fausses ! – et les résultats de la recherche expérimentale dans tous les domaines de la physique (modèle standard, physique quantique, relativité) démontre que les mathématiques constituent un langage capable d’exprimer certains pans de la réalité inaccessibles à nos sens.
Mais l’expression la plus fervente d’un rapprochement entre science et poésie me semble être incarnée par la « Répoétique » de Saint Pol Roux, dont l’œuvre poétique d’une folle ambition développe une mystique de l’homme et de l’univers qui s’efforce de transcender toutes les oppositions et prophétise l’avènement d’une ère nouvelle où science et poésie, que Saint Pol Roux célèbre comme des chants d’amour et des voies d’approche pour la connaissance totale du réel, dans toutes ses dimensions matérielles et spirituelles, fusionneront pour transformer l’humanité, qui vivra par et pour la poésie.
À un moment prochain, la poésie va se confondre avec la science. Il y aura un moment de transition où l’on ira de la matière à l’idée – d’ailleurs, on y va depuis toujours, réalisme et symbolisme ennemis – mais Hermès voudra épouser Aphrodite, il y a un désir de fédération, de concentration, d’alliance, de fusion, d’hermaphrodisme. La poésie n’évoluera pas, mais tout à coup sera mutée. (…) On verra la communicance des deux forces différentes qui au fond n’en seront qu’une sous deux expressions aisément interchangeables.
Il émane de tous les textes de Saint Pol Roux une foi ardente et confiante, presque aveuglement fanatique en l’Homme et son destin cosmique (qui émeut quand on sait les souffrances morales et physiques qu’endura Saint Pol Roux), mais Saint Pol Roux se distingue des poètes dits « spiritualistes » par sa volonté de se porter en permanence à l’avant-garde de la pensée et d’assimiler toutes les conquêtes de l’intelligence humaine, dans lesquelles il voit les marches qui permettront à l’humanité de se hisser au-dessus de sa condition pour que le Verbe humain rencontre le Verbe divin. Il importe de souligner que le divin chez Saint Pol Roux n’est pas empreint de religiosité mais reflète un désir d’élévation vers le cosmos, où l’humanité n’est qu’une bulle d’écume telle qu’il contemplait les remuements de la mer depuis son « rêvoir » dans le Finistère…
Ah ! l’homme, sa fatuité aveugle ! Il édifie des empires puis les renverse et s’imagine de la sorte ébranler l’univers. On n’a rien vu. A peine les ébats d’un puceron sur l’infini de l’Espace et du Temps.
Eric Eliès
Vendredi, publication du dernier volet de ce feuilleton en 6 épisodes.