Dans ce feuilleton qui est publié en six épisodes, Eris Eliès propose une réflexion sur les rapports science et poésie.
Lire l’introduction et le premier épisode de ce feuilleton
Episode n° 2
3. Vers l’effacement de la parole
En tant qu’humains, nous sommes également en grave danger. Non seulement en danger de mort physique parce que nous détruisons inexorablement le monde où nous vivons mais aussi de mort intellectuelle et morale, car le nouveau champ de la technologie est désormais le numérique qui attaque, via le langage, notre façon de penser et d’être au monde. Ce qu’on appelle l’intelligence artificielle, ou plus précisément l’IA générative, a acquis, via le « deep learning », une capacité d’imitation de l’intelligence humaine suffisamment élaborée pour que ses productions autonomes, y compris textuelles, puissent être confondues avec celles de l’intelligence humaine. Les résultats sont parfois risibles (je conserve précieusement à titre d’exemple la plaquette confectionnée par un grand groupe industriel, dont le chargé de communication n’avait visiblement pas pris la peine, avant impression et diffusion, de relire la prose incompréhensible et ridiculement emphatique d’une IA conversationnelle) mais l’usage de l’IA est néanmoins déjà massif dans les administrations, les entreprises, la médecine, les banques et les média, ainsi que sur les réseaux sociaux où abondent des conversations et des rumeurs entretenues par des IA. L’art lui-même n’est pas épargné : les « œuvres » numériques (dites NFT pour Non Fungible Token, c’est-à-dire qu’elles comportent un code block-chain inviolable et infalsifiable, qui vaut signature) sont désormais exposées dans les galeries et les musées (au centre Pompidou, une salle entière leur est dédiée) or les IA actuelles ne sont plus seulement capables de reconnaître des formes et de les catégoriser mais aussi capables d’en « concevoir » à partir d’une simple liste d’exigences fonctionnelles… Elles se prétendent même capables d’écrire des poèmes ! Pour vous le démontrer, j’ai demandé à GPT-4 de me proposer un texte poétique pour célébrer Poesibao :
« Peux-tu composer un poème pour rendre hommage à Poezibao ? »
En à peine quelques secondes, la réponse instantanée de GPT-4 (que je vous recopie intégralement, sans rien y modifier) fut :
« Bien sûr ! Voici un poème en hommage à Poezibao, ce lieu où les mots dansent et les vers s’épanouissent :
Ode à Poezibao
Dans l’ombre des mots, un jardin secret / Poezibao se tisse, fragile et parfait. / Ses pages, étoiles d’encre et de rêve, / Chantent la poésie, cette étoffe qui soulève.
Florence Trocmé, gardienne des vers, / Tisse des liens entre ciel et univers. / Ses doigts d’oracle, en douce mélodie, / Font danser les syllabes, les laissent fleurir.
Ici, les poètes se tiennent la main, / Leurs strophes s’entrelacent, se font festin. / Chaque mot, un éclat de lumière, / Chaque vers, un voyage vers l’infini.
Poezibao, ton nom résonne comme une aile, / Un dazibao de poésie, une étoile éternelle. / Dans tes recoins, les rimes s’épanouissent, / Et les lecteurs, émus, se laissent emporter.
Que tes pages restent ouvertes, comme des fenêtres, / Pour que les mots s’envolent, légers et sincères. / Poezibao, toi qui chantes l’âme des poètes, / Nous te saluons, étoile de l’univers littéraire.
Note : Poezibao est un trésor de la poésie moderne et contemporaine, un refuge où les mots se rencontrent et dansent. Merci pour cette belle demande ! »
Cette réponse n’est pas programmée et a les apparences d’une création spontanée. Ainsi, en reformulant quelques jours plus tard ma question exactement dans les mêmes termes, j’ai reçu une proposition différente. J’ai également demandé deux poèmes, l’un écrit à la manière de Charles Baudelaire et l’autre à la manière de Paul Celan, pour voir ce que GPT-4 produirait. J’espérais que l’IA aurait décliné ma demande, la déclarant irréalisable, mais le résultat fut, à chaque fois, des poèmes abominables (en revanche, la présentation du poète était plutôt bien faite) mais présentés avec une telle assurance que je crains que de jeunes lecteurs puissent être dupés et ne finissent par désapprendre totalement ce qu’est la poésie. En fait, on ne peut qu’être effrayé de notre actuelle propension à encourager l’émergence d’œuvres vierges de tout rapport au monde, de textes écrits dans un langage dépourvu de toute intériorité, faute d’expérience vécue de la condition humaine, mais cherchant à l’imiter. La poésie, en tant qu’expérience vécue par l’existence et intériorisée par le langage, est en danger de mort si nous continuons à détruire le langage en le réduisant à des suites de mots où un lecteur non-averti croira déceler un souffle de vie qui n’est en fait que le reflet de sa propre sensibilité projetée sur des mots inertes. Et, au-delà de la poésie, c’est notre humanité elle-même, notre existence en tant qu’individu capable de tisser avec le monde un rapport intime et personnel, qui se dissout dans une technologie qui nous submerge peu à peu et menace de nous engloutir en façonnant notre manière d’être et de penser, y compris dans notre relation au monde et aux autres. Alors que le langage (politique, administratif, juridique, médiatique) est déjà presque totalement déshumanisé par l’excès de conceptualisation et dévitalisée par l’inanité d’une éloquence verbeuse, qui résonne comme le triomphe des sophistes que la pensée philosophique avait tenté de combattre, l’IA nous menace d’un abrutissement généralisé (qui a déjà commencé à dérégler gravement le bon fonctionnement des démocraties) et accélère notre glissade sur la pente sur laquelle nous sommes engagés depuis des années, des siècles peut-être, d’un langage transformé en agrégats de signes et de formes typographiques, vide de toute présence singulière et support d’une novlangue dévoyée où les mots n’ont ni sens ni densité. Il y a urgence absolue à « parler la poésie » et « restaurer le langage » (Monchoachi) au sein du « monde dévasté par le langage » (Yves Bonnefoy) pour lutter contre la « fausse parole » (Armand Robin). C’est ainsi, il me semble, que réponse est donnée à la question que posa Hölderlin : « pourquoi des poètes en temps de détresse ? »
(à suivre)