Eric Eliès, “Poésie et science : voies d’un retour au monde”/2


Dans ce feuilleton qui est publié en six épisodes, Eris Eliès propose une réflexion sur les rapports science et poésie.




Lire l’introduction et le premier épisode de ce feuilleton
2. Rupture avec le monde

La pensée scientifique procède d’une mise à distance du monde pour l’ériger en objet d’étude et d’expériences traduites dans le formalisme des mathématiques. Cette approche méthodique, élaborée en Europe vers la fin du 16ème siècle par Galilée puis Descartes, a bouleversé notre compréhension du monde en produisant des résultats réfutant nos certitudes (dont beaucoup étaient héritées des concepts d’Aristote fondés sur la déduction logique), comme si les apparences se déchiraient pour nous dévoiler des connaissances absolues sur la Nature et nous faire pénétrer le secret des lois divines. René Descartes, qui n’était pas poète (même s’il connut lui aussi une nuit d’illumination) affirmait que, Dieu n’étant pas trompeur, les convictions de la Raison issues de l’expérience étaient nécessairement vraies. De même, Isaac Newton, tandis qu’il établissait la théorie de la mécanique classique et les lois fondamentales décrivant les mouvements des corps, croyait que Dieu l’avait élu pour révéler son message véritable, écrit en lois mathématiques…

Progressivement, nous avons réifié les choses et instauré une séparation entre le Monde, considéré en objet, et l’Homme, seul sujet pouvant s’affirmer par le « cogito ». Cette séparation, radicale dans la civilisation occidentale, a été formalisée en théories philosophiques, métaphysiques et scientifiques, nous éloignant de la présence charnelle du monde jusqu’à nous faire perdre tout contact. Nos représentations et nos modélisations, de plus en plus conceptuelles et ordonnées en domaines de spécialisation, ont fini par acquérir une autorité prescriptive pour la réalité qu’elles étudiaient. On en vint progressivement à croire que la Nature se conformait à l’intelligence humaine, accomplissant la promesse des Écritures d’un monde soumis. Ainsi André Chénier, peu avant d’être guillotiné, écrivit, dans un long poème inachevé célébrant la science, ce vers presque fervent d’une foi nouvelle « Aux lois de Cassini les comètes fidèles » et, 50 ans plus tard, la planète Neptune surgira du néant là où les calculs astronomiques de Le Verrier lui avaient assigné sa place !

L’essor des sciences a également eu pour conséquence d’ouvrir un nouveau champ à l’intelligence technique, qui constitue la principale caractérisation de l’homme, qui émergea du règne animal en tant qu’Homo Faber. Tous les animaux sont capables de s’adapter à leur environnement, de l’utiliser à leur profit voire même de le modifier (en Martinique, où j’ai vécu deux ans, j’ai observé avec émerveillement l’art des oiseaux cousant, dans les lianes de maracudja du jardin, de petits nids douillettement garnis d’une étoupe cotonneuse cueillie dans les graines de l’arbre « fromager ») mais seul l’homme a acquis une telle maîtrise dans l’art de la confection d’outils qu’elle l’a rendu capable de dominer totalement son environnement. Pendant des millénaires, et sans s’appuyer sur une pensée scientifique qui était encore dans les limbes, l’homme a développé et perfectionné des techniques en utilisant toutes les ressources offertes par la nature mais il a su également faire preuve d’un stupéfiant esprit d’invention pour élaborer toutes sortes d’objets, d’outils et d’armes dont le fonctionnement ne se déduit pas directement des propriétés des matériaux employés. Je pense à la roue, à l’arc, au boomerang, etc. mais aussi à la poterie, au tissage, à la métallurgie, à l’architecture, à la navigation, à l’agriculture, à la pharmacopée (médicinale ou chamanique), etc. qui supposent des tâtonnements, une patience obstinée, une capacité d’observation minutieuse, et – le plus important – une grande proximité avec les choses et les êtres pour en deviner les potentialités. Et que dire des forces mobilisées sur tous les continents pour bâtir, depuis les alignements mégalithiques aux pyramides et temples, des monuments qui ont traversé les siècles, voire les millénaires, jusqu’à nous ? Dans l’histoire humaine, dans toutes les civilisations, la technique a précédé la science et produit des réalisations éblouissantes. Quel est alors le lien entre science et technique, si la technique n’a pas besoin de la science pour épanouir les facultés créatrices du génie inventif de l’homme ? En fait, la conceptualisation scientifique a ouvert à la pensée technique un champ d’application sur des choses et des forces invisibles, initiant une transformation progressive de la technique vers la technologie. La plus grande révolution survenue en France à la fin du 18ème siècle fut peut-être, non le renversement de la monarchie (que ne fut véritablement acquise qu’avec la 3ème République) mais l’entrée dans l’ère de la vapeur, qui déclencha la révolution industrielle et dota les nations européennes d’une supériorité technologique capable, en quelques décennies, de leur conférer la totale maîtrise du monde et soumettre les autres peuples.

C’est sans doute cette brutale mutation du monde qui a provoqué chez les poètes du 19ème siècle un puissant sentiment de perte, comme si le monde était devenu lointain ou inaccessible. L’un des premiers poèmes de Charles Baudelaire, un poème de jeunesse écrit en 1838 ou 1839 après un voyage dans les Pyrénées, est intitulé « Incompatibilité » ; il révèle une fracture irrémédiable avec le monde, avec la splendeur des montagnes où l’homme n’est désormais plus qu’un intrus. La déréliction de Baudelaire, accentuée plus tard par le décalage ressenti entre la langueur des îles de l’océan Indien et la frénésie fiévreuse et affairée de la modernité urbaine parisienne, semble faire écho à celle des romantiques allemands (Hölderlin et Novalis) ou de Rimbaud, qui convoitaient de retrouver la plénitude du monde, comme s’ils aspiraient à effacer la distance entre le monde et nous, à nous immerger dans sa totalité vivante et dynamique, à en faire partie – et patrie – ainsi que Rilke évoque avec douleur la distance croissante qui nous éloigne irrémédiablement du monde, que nous avons perdu en perdant l’immédiateté – presque animale – de l’enfance :

Tout ici est distance et séparation,
Et là – bas (dans cette patrie première)
Tout était souffle, respiration.

Après la bascule dans un monde mécanisé par la machine à vapeur, la science a successivement ouvert plusieurs portes vers des univers étranges et inconnus, où le génie technique de l’homme s’est épanoui en décuplant des forces qui n’avaient jamais été pressenties : l’électricité, puis l’électromagnétisme puis le nucléaire. En moins de 200 ans, l’humanité, sous l’impulsion de la civilisation occidentale, a remplacé le monde, et tous les mythes qui soutenaient notre rapport au monde, par une représentation rationnelle et fonctionnelle d’une terrible efficacité, érigée en unique modèle valable mais qui s’avère aujourd’hui mortifère. Comme enivrée par la puissance de sa technologie et aveuglée par sa mainmise sur les ressources de la planète, la civilisation occidentale a forgé le mythe positiviste du Progrès asservi à la Raison (mythe autrefois raillé par Nietzsche, qui lui opposa celui de « l’Éternel retour » et aujourd’hui dénoncé par des poètes, tel le poète antillais Monchoachi qui, dans « Retour à la parole sauvage », en a pointé les dangers) et a organisé le monde afin d’entretenir l’illusion d’une croissance continue du bonheur matériel, dont Rimbaud avait, il y a déjà plus d’un siècle, senti et dénoncé le piège. Le danger de l’esprit humain (Konrad Lorenz y a consacré des pages éclairantes) est qu’il n’est soumis à aucun des freins instinctifs qui constituent des garde-fous naturels chez toutes les espèces animales : son agilité intellectuelle, attisée par un puissant esprit de compétition avec ses semblables, l’incite à innover sans cesse et à réaliser toutes les potentialités que son esprit conçoit sans s’interroger sur les conséquences, dont la plus grave est la mise à l’agonie de la Terre, que nous ne considérons que comme un ensemble de ressources à disposition et non comme un système dynamique en constante adaptation, régi par des équilibres aussi fragiles que ceux du vivant… Nous vivons sur une planète tailladée par les plaies béantes ouvertes par l’urbanisation, par l’exploitation des terres ou par les guerres, et ravagée par la pollution, qui empoisonne même les endroits les plus reculés du globe, comme par exemple l’atoll de Midway où des milliers d’albatros viennent nicher parmi les cadavres de leurs congénères aux ventres ouverts dégorgeant de déchets plastiques ingurgités au fil des années…

(à suivre)

image : Isaac Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica.

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