Eric Eliès, “Poésie et science : voies d’un retour au monde”/4


Dans ce feuilleton qui est publié en six épisodes, Eris Eliès propose une réflexion sur les rapports science et poésie



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Episode 2
Episode 3


4. Le monde asservi par les technosciences

Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (que Schrödinger tenait en très haute estime et considérait comme un esprit d’une grande lucidité) fut, dans les années 30, l’un des premiers à percevoir la menace d’une conception technicienne et capitaliste de la science (dont on peut considérer qu’Elon Musk est la parfaite incarnation contemporaine, comme le fut autrefois Thomas Edison). En fait, la société actuelle, et ce à tous les niveaux, du simple citoyen aux dites « élites » intellectuelles, médiatiques et politiques, ne se soucie pas de la science, pas plus qu’elle ne se soucie de poésie, mais uniquement des résultats pratiques et concrets de la recherche scientifique en tant qu’outil de production et de perfectionnement des technologies. Constatant que la science a muté en technoscience au service du consumérisme de confort et de loisir (dont l’un des fleurons est la technologie du smartphone), Etienne Klein affirme ainsi, dans un court essai intitulé « Galilée et les indiens » :

La ferveur spectaculaire que nous consacrons aux retombées de la science accuse, par contraste, le désintérêt, voire l’insensibilité que nous manifestons envers ses principes, ses méthodes et ses contenus. L’esprit de la science nous passe au-dessus de la tête. D’ailleurs, les connaissances scientifiques, même les plus élémentaires, ne font toujours pas partie du savoir commun. Ce n’est donc pas une société de la connaissance que nous avons réalisée, mais une société de l’usage des technologies.

La situation est grave car cette course permanente à l’innovation entraîne une consommation frénétique, qui épuise la planète, et nous accoutume à une jouissance immédiate et fugace, qui a besoin d’être sans cesse renouvelée. Le triomphe de la technoscience a des racines profondes. L’erreur commise par l’Occident fut, en raison de l’extraordinaire efficacité de la méthode scientifique, de progressivement se leurrer sur la nature de la science et de finir, entre le 18ème et le 19ème siècle, par confondre la représentation scientifique et la réalité, comme si la science pouvait accéder à des vérités absolues sur l’univers et sur l’homme. Cette croyance a provoqué l’émergence du « scientisme », espèce de foi aveugle en la science, considérée comme capable de nous élever à l’égal de Dieu et d’en dissiper les mystères (parmi nos contemporains, Stephen Hawking a parfois commis des déclarations d’une prétention stupéfiante) et en la technologie, érigée en moyen de régler tous les problèmes de l’humanité. Le techno-scientisme a envahi tous les domaines de la pensée, confinant à une idolâtrie aux deux conséquences aussi néfastes l’une que l’autre : d’un côté, elle entretient une fièvre technologique mortifère, où toutes les potentialités offertes par la science sont réalisées sans jamais s’interroger sur leurs implications éthiques et leurs répercussions sur le monde (réchauffement climatique, pollution, effondrement de la biodiversité, etc.) et, de l’autre, elle provoque en réaction une peur croissante et légitime face aux risques engendrés par des technologies novatrices (biotechnologies, télécommunications, intelligence artificielle, etc.) développées sans véritable maîtrise de leurs impacts néfastes ou, pire, parfois en acceptant cyniquement les dommages de long terme par cupidité de court terme. Face à cette frénésie et ce fracas, qui marquent presque l’avènement d’une nouvelle forme de barbarie par la déshumanité, la poésie s’érige en rempart et refuge, comme un chemin de fuite incertain pour :

Revenir à la source
Le chant et le silence mon beau pays de joie
(Tzara)

Chemin que ne peut suivre la science : désormais totalement soumise au progrès technologique, et non à la connaissance ou l’approfondissement de nos relations au monde, la science s’acharne à servir des intérêts économiques (comme moteur de croissance) ou politiques (comme outil de puissance militaire). Pourtant, dans les années 20/30, au cœur de la double révolution de la Relativité et la physique quantique, la science possédait, ainsi qu’un art majeur, pour reprendre les termes de Bachelard, « une vertu de clarté et une force de rêve ». Albert Einstein, qui célébrait la force de l’imagination comme la plus importante des facultés scientifiques parce qu’elle permet de saisir le réel au-delà des apparences, évoqua souvent, dans ses conférences, l’importance décisive de ses expériences de pensées et de ses visions en rêve, soulignant par exemple qu’aucun raisonnement logique ne pouvait déduire la théorie de la Relativité générale de l’expérience quotidienne. De plus en plus, cette période de l’entre-deux guerres – malgré sa noirceur – apparaît comme une sorte d’âge d’or de la pensée scientifique, d’une ferveur peut-être jamais vue depuis l’Antiquité grecque. Mais aujourd’hui vide de poésie, la science dépérit comme une plante déracinée :

A force de passer sous silence la “poétique” de la science, on l’arrache de ses racines, on la réduit à un amas de faits et de résultats qu’on ne questionne guère et qui n’intéressent plus que par leur utilité immédiate ou leur rentabilité. (Etienne Klein)

L’enjeu est vital pour la science car la pensée scientifique véritable (telle qu’elle s’exprimait chez Einstein) est aujourd’hui méprisée, dominée par des intérêts cupides et des enjeux de puissance ou en butte à une indifférence hostile (en raison de l’impact nocif, notamment environnemental, des nouvelles technologies). Certains courants écologistes vont jusqu’à prôner l’arrêt de toute recherche scientifique ! La parole scientifique est désormais devenue suspecte. Pourtant, il serait erroné de considérer, à cause du constat de son mauvais usage, que la science, par elle-même, détruit et désenchante le monde. Au contraire, Etienne Klein soutient dans ses ouvrages, en des termes qui me semblent souvent faire écho au « Contrat naturel » de Michel Serres, que la science peut contribuer à nous réconcilier avec le monde, à retisser un lien d’amour et de symbiose avec la Terre, et provoquer une prise de conscience salutaire :

Passons un nouveau contrat avec la nature – avec le non-humain en général – afin d’éviter que la maîtrise, seulement partielle, que nous nous sommes assurés sur elle ne verse dans son contraire. (…) Reste néanmoins une question, “la” grande question : comment joindre l’amour du monde à sa compréhension ? Comment élargir la rationalité pour qu’elle devienne généreuse, poétique ?