Béatrice Libert, “Comme un livre ouvert à la croisée des doutes”, lu par Christian Travaux


Christian Travaux interroge notre rapport à la nature à partir des textes de Béatrice Libert et photographies de Laurence Toussaint.



Béatrice Libert, Comme un livre ouvert à la croisée des doutes, Poèmes, Photographies de Laurence Toussaint, éditions Le Taillis Pré, 96 pages, 15€. Prix du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles.



À un cerisier qui fleurit, chaque année, vers le 18 mars

À l’origine, un événement : le confinement de 2020. La photographe Laurence Toussaint, de sa promenade quotidienne autour d’un étang, dans l’Orne, où elle s’est retirée, envoie à Béatrice Libert comme bonjour une photographie. Elle lui répond par un poème. Ainsi s’est noué un dialogue, entre deux femmes, entre deux arts, dont témoigne un livre, Comme un livre ouvert à la croisée des doutes, paru en 2021, et fait de 56 poèmes et 56 photographies, aux éditions Signum. Aujourd’hui, il est repris aux éditions du Taillis Pré, avec toujours 56 textes, mais seulement 5 photographies, plus celle de la couverture. Si le dialogue est moins visible entre les images et les textes, la force des poèmes suffit pour que s’impose une réflexion sur notre rapport, modifié en raison de la pandémie, au réel ou à la nature, l’urgence de s’y réaccorder, et de retrouver, grâce à cela, un peu de la lumière des jours, de la couleur de l’eau, des arbres et des plantes, de la douceur d’un paysage. Et un sens à notre existence.

Une même forme pour 56 textes. 4 distiques. 8 vers seulement, ce qui pourrait sembler trop peu, sembler trop court, face à l’immensité du monde, à la beauté des paysages regardés et commentés. Et, pourtant, il n’en est rien. Béatrice Libert fait choix d’une forme dense, d’une « forme-force », comme l’aurait dit Emaz, pour conserver de la lumière quelque chose de son éclat, des arbres, du ciel, d’un étang, ce qui fonde leur présence au monde, ou leur couleur, ou leur voix, et, dans le même temps, les transcende, et les fait être plus grands que nous, plus haut que nous, en participant d’un « grand Tout » (p.72), d’une Très Grande Réalité, à laquelle nous ne comprenons rien. Ce qu’est ce monde, nous l’ignorons. Nous passons, aveugles et sourds, parmi les choses de la nature. Et nous ne voyons, nous ne remarquons rien, à force de vouloir tout penser. « Peut-être ne faut-il plus rien dire / Ne rien penser / ne rien écrire », déclare Béatrice Libert (p.73). « Simplement respirer respirer / Ranger paroles et accessoires », ajoute-t-elle encore (id.) comme pour dire qu’il faut réapprendre à voir et à sentir, et se réaccorder au monde avec un regard renouvelé pour mieux vivre, simplement vivre, avec et dedans la nature, à son écoute.

Et c’est ce à quoi nous convie, tout d’abord, la photographie. L’image ne montre pas le monde, ne reproduit pas le réel. Elle ouvre, plutôt, une fenêtre, sur ce que nous ne voyons pas, ne voyons plus. Elle nous retourne la paupière. Quel est-il ce ciel que je vois, sinon « un aquarelliste » (p.9), « pendu aux courbes des rameaux » (p.10), un « théâtre » (p.35), ou une « fenêtre / S’ouvrant au temps qu’il fait »  (p.27) ? Quel est-il cet « arbre qui se penche / Pour écouter le vent la nuit le poème » (p.25), sinon un « visage offert sous sa résille verte » (p.48), sinon « mon frère généreux » (id.) ? Et « ce bourgeon [tout] près de s’envoler » (p.20), sinon bel et bien « un oiseau » (id.), ou « trois notes de silence » posées « sur la portée du doute » (p.18), comme l’écrit la poétesse ? Comment, dès lors, dire tout cela que nous montre la photographie, ou nous le fait entrevoir, comme si c’était la première fois, comme si nous ne l’avions jamais vu ?

Il faut, tout d’abord, s’effacer, apprendre à s’effacer, à n’être plus que paysage, ou se faire paysage, ce à quoi s’attelle l’autrice, en usant de l’infinitif, beaucoup d’infinitifs, ou d’un « on » impersonnel. Il ne s’agit plus de se dire pour espérer dire le réel, ou l’approcher. Il ne faut plus faire qu’un avec, et devenir « plume tombée d’un nid » pour acquérir « même science de légèreté / Même empreinte sur le monde » (p.66). Il faut se faire « arbres pansant leurs plaies d’hiver » (p.26) au point d’entendre « vivre en [soi] une forêt » (p.25). Ou se faire eau, eau d’un étang, eau qui tremble, eau qui miroite. Et dont les reflets nous renvoient à « nos labyrinthes intérieurs » (p.34), comme l’écrit encore Libert. Aussi n’est-il pas faux de voir, dans ce livre, une tentative de décentrer notre regard pour voir comment peuvent voir les choses du monde, les arbres, l’eau. Et, dans le même temps, voir en cela une volonté d’aller l’amble avec les mouvements du monde, les tremblements de la nature, la vie sensible d’un paysage, afin de mieux le ressentir, l’imaginer, l’éprouver devrait-on dire, et mieux nous connaître nous-mêmes.

Béatrice Libert fait de nous comme un paysage intérieur en mouvement permanent, en branle constant. Les reflets des branches sur l’eau d’un étang sont reflets d’un monde, dont nous ignorons tout peut-être, ou que nous connaissons si peu. Monde nôtre, traversé de voix, de solitude, et de peurs. De songes aussi. De désirs, de regrets, d’attentes, dont le paysage est l’image, dans une branche, le bruissement d’une branche, les doutes, les promesses et les doutes, d’un bourgeon, la lumière d’un arbre courbé sur l’eau. Mais, encore, monde autre, fait de paix, de sérénité, de confiance, d’infinitude, de gravité. Ou d’énergie. Car c’est ce que note la poétesse, dans son rapport à la nature : le « mirage de paix » (p.36), ou la « sensation d’infinitude » qui s’en dégage (id.), cette « douceur » (p.52), cette « immanence / Comme une source de vertus » (p.64). Et, surtout, cet « élan vital » (p. 44) qui paraît dans les moindres faits, ou les moindres péripéties, du réel et de la nature, dans les arbres, dans le nuage, dans l’eau, en constant mouvement, dans une branche, une plume, un fétu.

La leçon qu’offre un paysage est leçon de choses et de vie. Elle est toujours là, sous nos yeux. Il suffirait de regarder – « Regarde, et ne te lasse pas », disait le poète Paul de Roux, si proche de cette poésie –. Et, alors, notre place au monde, notre présence sur cette terre, notre existence, et cette terre, et cette nature qui nous entoure et nous dépasse, tout cela prendrait sens, enfin. Sens, et lumière. Savoir que l’on est plume frêle, « pauvres Icare » (p.9) sans envol possible, eau troublée à l’agitation inutile (p.22), ombre qui nous voile (p.60). Et, malgré tout, dans nos prières, dans nos désirs d’aller toujours, comme dans notre inquiétude, croire qu’un renouveau va venir, une « éclaircie » (p.61), une « revivance » (p.71), écrit Béatrice Libert. Et l’apprendre par ce que dit l’arbre, ce que dit l’eau, par les paroles ou les signaux que nous adresse la nature.

Le poète Goethe, avec un bâton, voulait écrire la voix du vent, un bâton fixé à une corde, à quelques centimètres à peine d’un tas de sable. Et le vent, soudain, s’agitant, il dessinait au creux du sable les paroles de la nature. Yves Klein accrochait sur le toit de sa voiture une toile bleue, et il descendait vers le Sud, en voulant inscrire dans la pâte de la toile l’écriture du vent. Béatrice Libert fait de même, en notant comment parlent et pensent les bourgeons, les arbres, et les branches, ce « qui se [lit] sur l’étang » (p.45), « la grammaire [du] paysage » (p.65). Elle s’essaie – comme elle l’exprime dans une métaphore magnifique – à « ouvrir un cahier d’eau » (p.13) pour « laiss[er] les branches écrire à notre place » (p.14).

C’est ainsi que nous devons être, face à la présence des choses : simples écoutants, simples scripteurs de ce qui se joue d’essentiel, devant nous et autour de nous. La nature était avant nous. Et elle durera bien plus que nous. Aussi est-il fondamental de l’écouter, de la servir, et d’en préserver la lumière, pour qu’elle parle à travers nos mots, à travers nous. La poésie est cette lumière. Il n’y a rien de plus urgent.

Christian Travaux

Extrait (p.65) :

A quelle musique dédier ce paysage ?
A quel instrument pour quelles mélodies ?

Des mouvements s’y alternent
En phrases pétries d’accords

La grammaire en est secrète
La versification provisoire

Et le souffle des poètes
Semble y battre la campagne