Isabelle Baladine Howald rend compte ici de l’extraordinaire tournant représenté par le livre de E.E. Cummings, “Tulipes & Cheminées” (1924)
E.E. Cummings Tulipes & cheminées, éd. Unes, Trad Thierry Gillybœuf, 233 p, 25 €
Cummings cheveux dressés comme Nicolas Tesla
On sait qu’il y a un avant et un après Cummings (1894-1962).
E.E. Cummings comme il est signé de façon un peu énigmatique (Edward Estlin ), comme l’est le nom de Salinger (David Jérôme) – lui était de plus sans visage – ou les initiales HD pour Hilda Doolittle. Cet avant, c’était il y a un siècle exactement quand paraît en 1924 Tulipes & cheminées, son tout premier livre, aujourd’hui préfacé, traduit et réuni, puisqu’il était littéralement en morceaux, par ce grand traducteur qu’est Thierry Gillybœuf aux éditions Unes. Ensuite plus rien ne fut comme avant. Avec cette base, que fait-il ? Il ouvre le « laboratoire » Cummings à toute son inventivité personnelle.
Le recueil Tulipes & et cheminées comprend 152 poèmes, où l’on trouve à la fois la poésie classique qu’il a parfaitement intégrée mais aussi toute la déconstruction qu’il opère dans la structure du vers. Il est vrai que Cummings vit dans cette période d’extraordinaire explosion poétique qui vit les écritures novatrices de Pound, Moore, Stevens ou Williams, en quatre ans à peine. La préface de Thierry Gillybœuf permet de saisir la puissance du don personnel de Cummings mais aussi l’électricité qui parcourt le verbe américain d’alors.
Il m’est arrivé – mais ça m’arrive assez souvent avec ceux que je finis par aimer le plus – de penser que je ne comprenais rien à Cummings, malgré une attirance évidente pour tout ce qui est de mettre un joyeux bazar – une affaire sérieuse ! – dans la syntaxe. Passée la première perplexité, je me laisse toujours y aller. Bien sûr il peut y avoir le danger de la virtuosité pour qui a régulièrement cette pratique, mais Cummings a de l’ironie et de la dérision. Il a su intégrer sa parfaite connaissance en matière de poésie du Moyen-âge ( tous les premiers poèmes du recueil) ou de la geste amoureuse, à son vers que rien n’emprisonne, mais très vite s’en affranchit non forcément dans les thèmes mais dans la forme. Cette liberté est fondamentale chez lui, dans son vers, dans sa syntaxe, dans sa ponctuation, rien ne l’arrête jamais. Même nos yeux habitués aux excentricités de l’expérimentale poétique des XXème et XXIème siècle s’ouvrent plus grands : « exquis sûre mentSes yeu x précisément sont assis,à une/petite table ronde au milieu d’autrespetitestablesroondes ses,yeux/. comptent. Lente(ment les »
C’est l’enfer que de le recopier !
Sa poésie est parcourue d’électricité, on dirait Tesla dans son laboratoire les cheveux dressés sur la tête au milieu des éclairs, de flux, d’eau tourbillonnante, vive, amoureuse, forte. Il explore la langue comme un fou, avec audace, et cela ne paraît jamais gratuit, jamais ridicule, parfois difficile. On bute comme sur des cailloux, on trébuche en cherchant où est le commencement ou la fin. Je pense d’un coup à une vieille chanson d’un éberlué « qu’est-ce qui fait, qu’est-ce qui dit, celui-là », on ne respire pas car les mots sont collés à la ponctuation, on arrive essoufflé, enchanté, au bout du vers et hop ça repart au suivant.
Et puis il y a tant d’amour, et le vers se calme, épouse la caresse, « alors tu m’embrasseras lentement », quel vers plus éternel… et tout reflue comme un ressac la nuit, la poésie classique se tisse dans ce creux d’étreinte, et celle de Cummings ouvre un infini possible.
Il a mis le bazar et je ne comprends toujours pas tout, mais le lire procure quelque chose comme une joie sauvage, une force, un élan, une zébrure qui vous traverse de part en part.
Tout n’est donc pas perdu, mes amis.
Isabelle Baladine Howald
E.E. Cummings Tulipes & cheminées, éd. Unes, Trad Thierry Gillybœuf , 233 p, 25 €
Lire aussi l’excellente note de Jean-Claude Leroy sur Poesibao du 15 février, à propos de :
E.E. Cummings, je porte ton cœur avec moi (poèmes d’amour), traduits et présentés par Christian Garcin, 220 p., Le Réalgar, coll. Amériques, 2024 ; 22 €.
Ainsi que cette autre note et ces extraits de Tulipes & Cheminées