La poésie de Cummings ne manque jamais d’une hardiesse formelle, souvent jubilatoire et qui pose de redoutables problèmes de traduction !
E.E. Cummings (1994-1962) est sans doute l’un des plus prolifiques, mais aussi des plus inventifs poètes américains du XXe siècle. Sans chercher de notoriété, écrivant davantage « pour vous et moi », comme il disait, que pour « les gens », il a cependant connu la consécration en touchant largement la jeunesse de son pays – et celle d’ailleurs, à travers de nombreuses traductions. C’en est une nouvelle qui nous arrive des éditions Le Réalgar, elle est signée Thierry Gillybœuf, l’un de ses meilleurs connaisseurs en France.
Si, selon les périodes, la poésie de Cummings a pu prendre divers aspects, elle ne manque jamais d’une hardiesse formelle, souvent jubilatoire. Pour le poète de ViVa – l’ensemble qui nous est proposé aujourd’hui – la machine à écrire constitue la 27e lettre de l’alphabet, ainsi court la liberté de se jouer des conventions typographiques et d’abolir, par exemple, certaines espaces, comme celle que l’on trouve habituellement entre la virgule et le mot qui la suit. Mais, comme l’écrit le traducteur dans sa préface : « l’une des particularités typographiques de Cummings, qui en constitue même sa signature, c’est le passage en minuscule du pronom personnel « I », « Je », qui devient ainsi « i ». Il arrive que Cummings l’isole à l’intérieur d’un mot, ce qui est sa manière d’apparaître à la manière du chat de Cheshire. »
Voilà qui montre peut-être la difficulté de rendre en français de tels poèmes dont l’écriture est littéralement révolutionnée par son auteur. Ce d’autant que Cummings a clairement expliqué que, pour lui, la poésie est par définition ce qui ne peut être traduit. (Cf. Isabelle Alfandary, De l’impression de langue étrangère, in revue Plein Chant n° 74-75, dossier E.E. Cummings rassemblé par Th. Gillybœuf, 2002).
j’vé tou bal ancé kje di
esque tupi gekime di entiran samous tashe,jen
né rien nabran lé kjé di. Tom
j’veupaférsa,méjedoite
dégré, céski madi. (Alorj’te l’demande
eskeçate foutré palé
glande ? Keujédi.) – Kicé
koréhune luckih ? Mersimec. Cinquiou.
Jé pu un radi. Bon Dyeu
yapersonne kivaajoué ?
HÉ
tôaveklapairmanente è lyoukoumachin
jounoukekchozesurseputindetruk [p. 19]
Comme le souligne un de ces célèbres admirateurs, Ezra Pound : « Chez Cummings, vous ne pouvez pas passer un mot à la page dix sans risquer de perdre la valeur de ce qu’il dit autre part, attaquez-vous à lui lentement. » Un autre de ses pairs, William Carlos Williams déclarait : « Je vois Cummings en Robinson Crusoé au moment où il vit pour la première fois l’empreinte du pied humain dans le sable. Cela aussi impliquait un langage nouveau – et une réadaptation de la conscience. »
Ces quelques propos pour relever combien le travail du passeur est difficile et ne peut aller sans risques. Thierry Gillybœuf nous offre des poèmes en français qui seront notre entrée vers ce poète exhalant l’amour et l’insaisissable avec une âpreté parfois troublante. On ne se plaint jamais chez lui de l’existence, on accueille l’instant donné, toujours avec ferveur. Rien d’extatique pour autant, mais la célébration toujours étonnée de sa propre présence sur terre, au milieu des êtres sous toutes leurs enveloppes. Et le goût de sentir par les moindres nerfs une jouissance charnelle autant que spirituelle. Cummings ne reste pas à la surface des choses, il crée des dehors lisibles pour la complexité humaine, qui est aussi celle du phénomène de la vie.
parlant d’amour(dont
Qui connaît la
signification ce que rêver
devient
si ton cœur est mien)je
suppose qu’un brin d’herbe
Pense au-delà ou
autour(comme sont faits les
poèmes)De notre cueillette. cette
caresse ce rire
tous deux rapidement signifient
que la vie n’est qu’à moitié(à travers
le profond climat puis
ou aucun sentons
tous)d’esprit dans la chair de l’esprit
Dans la chair triomphale disparaissent [p. 85]
Le recueil ViVa date de 1931. C’est là qu’on trouve l’un des poèmes les plus connus de Cummings, celui dont il est fait mention dans le film de Woody Allen, Hannah et ses sœurs. On pourra mettre en regard cette traduction avec celle de Franck Gourdien et Noémie Moreaux que donne à lire le n°6 de l’excellente revue La Barque dans l’arbre, qui est paru il y a peu.
Les Nouveaux poèmes qui suivent sont parus en 1938 dans une anthologie composée par l’auteur. L’introduction que Cummings écrit pour cet ensemble de 22 poèmes, se conclut par une sorte de justification du poème lui-même : « Toujours la belle réponse qui pose une plus belle question. »
Jean-Claude Leroy
E.E. Cummings, Viva, suivi de Nouveaux poèmes (traduits et présentés par Thierry Gillybœuf), 144 p., Le Réalgar, coll. Amériques, 2023 ; 16 €.