Debora Vogel (Pologne – yiddish), traductions inédites de Jean-René Lassalle


Un dossier de traductions de Jean-René Lassalle avec des poèmes de la poète polonaise Debora Vogel qui écrivait en yiddish.



coupe transversale

nombre de jours ont passé dans la boule de verre.
nombre de soleils, des deux côtés,
nombre de crépuscules, deux fois par jour.

le jour est une masse rectangulaire.
sept fois le bloc aux deux soleils
signifie semaine.

sept fois : lumière jaune. lumière bleue.
sept fois : un soleil jaune. un soleil blanc.
on compte les jours inutilisés.

et de nouveau l’on compte :
deuxième semaine, troisième, quatrième.
un bloc à trente soleils : un mois.

trois mois de ciel bleu et de bourgeons poisseux
trois mois de fleurs, oiseaux, vêtements jaune métallisé
plus trois dans lesquels tout est pareil
plus trois avec des jours en papier plat comme ce blanc.

et rien ne vient.
combien de fois ont éclos ces bourgeons poisseux
combien de fois sont venus ces jours de papier en blancheur.

Source : Debora Vogel : Tog-figurn (1930) dans Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006. Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle avec l’original et une traduction allemande.


kvershnit

fil teg zenen shoyn geven in der gloz koyl.
fil zunen, fun tsvey zaytn,
fil demerungen, tsvey mol teglekh.

der tog iz a rekhtekiker klump.
zibn mol der blok mit tsvey zunen
heyst a vokh.

zibn mol: a gel likht. a blo likht.
zibn mol: a gele zun. a vayse zun.
men tseylt teg umfarbroykhte.

un vider tseylt men :
a tsveyte vokh, a drite, a ferte.
a blok mit draysik zunen: a khoydesh.

dray khadoshim fun bloe himlen un klebike shprotsn.
dray khadoshim fun gele metalene blumen, feygl, kleyder
un dray in velkhe s’iz altz glaykh
un dray mit teg flakh-papirene vi di vayskayt.

un s’kumt gornisht.
vifil mol zenen shoyn oyfgegangen klebike shprotsn
vifil mol zenen gekumen teg papirene fun vayskolir.

Source : Debora Vogel : Tog-figurn (1930) dans Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006.

*

vitrier

il ressemblait à ces autres personnes
qui ne savent rien du verre gris-blanc :
de la lisse goutte d’indifférence
qui loge dans le cadre
de la fenêtre laquée de blanc,
comme dans un rectangle de jour en pâte colorée de rencontres
loge le gris bloc de la nostalgie.

il insérait des vitres :
dans une maison grise aux blancs cadres de fenêtre,
dans une maison blanche aux gris volets.
première vitre. deuxième. dixième.

les vitres sont lisses et silencieuses comme les rectangles.
les vitres sont des larmes colorées :
c’est la couleur d’une joie liquide.
le verre sourit en rythme
comme des personnes après sept ans d’attente.

maintenant son visage est une plaque de verre transparente
qui inclut en elle
des rues. des maisons. des corps tourbillonnants.
et une lisse goutte d’indifférence,
souriant modérément d’une joie liquide :
tout devra toujours être comme ce l’est en ce moment.

Source : Debora Vogel : Tog-figurn (1930) dans Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006. Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle avec l’original et une traduction allemande.


der glezer

er iz geven glaykh tsu andere mentshn
vos veysn gornisht vegn gro-vaysn gloz:
vegn dem flakhn tropn glaykhkayt,
vos ligt in a rem
fun vays lakirte fenster
vi in a tog-rekhtek fun kolirtn teyg fun bagegenishn
ligt der groer blok fun der benkshaft.

er hot arayngeshtelt shoybn;
in a groen hoyz mit vayse fenster-remen,
in a vaysn hoyz mit a groe ladens.
ershte shoyb. tsveyte. tsente.

di shoybn zenen flakh un shtil, vie rekhtekn.
di shoybn zenen trern-kolirte:
s’iz der kolir fun vaseriker freyd.
gloz smeykhlt ritmish
vi a mentsh nokh zibn yor vartn.

itst iz zayn ponem a durkhzikhtike gloz-shoyb
vos nemt oyf in zikh
gasn. hayzer. krayzndike gufim.
un a flakher tropn glaykhkayt,
vos shmeykhlt opgemostn mit vaseriker freyd:
s’zol tomed alts zayn vi s’iz grod.

Source : Debora Vogel : Tog-figurn (1930) dans Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006.

*

le soleil dans les rues jaunes

les maisons sont de jaunes carrés de tôle
jetés sur un drap bleu.

dans des rues anguleuses en raide métal jaune
traîne un parfum de lumière pâteuse
amidonné de fer
et verre aqueux.

le soleil est une boule d’orange vitreuse
entre les feuilles jaune fer des maisons,
sur les assiettes ferreuses des rues.

dans les rues métalliques
ne tournoie qu’un seul corps :
le soleil jaune.

le corps-soleil est
un fardeau plus doux
que deux billes de seins au lait blanc.
une charge plus légère
que des cercles de fleurs tombant d’un fer-blanc odorant.

pourquoi encore aller
vers un autre corps de mains et pieds.
le soleil est un corps. brûlant. qui rôde dans les rues.

Source : Debora Vogel : Tog-figurn (1930) dans Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006. Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle avec l’original et une traduction allemande.


di zun in gele gasn

die hayzer zenen gele bleckh-kvadratn
oyf a bloen tukh gevorfn.

in kantike gasn fun geln shtayfn metal
shmekt mit klebikn likht
mit klaysterikn blekh
un vaserikn gloz.

di zun iz a glezerne marants-koyl
tsvishn bleckherne gele bleter fun hayzer,
oyf bleckerne teler fun gasn.

in metalene gasn
krayzt itst an eyntsiker layb:
di gele zun.

der zun-layb iz
a zisere last
vi tsvay brust-keglen mit vayser-milkh.
a laykhtere last
vi falndike blumen-redlekh fun vaysn shmekendikhn blekh.

tsi vos nokh geyn
tsu a tsvaytn layb mit hent un fis.
di zun iz a layb. a heyser. un shlept in gasn.

Source : Debora Vogel : Tog-figurn (1930) dans Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006.


Debora Vogel (ou Dvoyre Fogel, 1900-1942) est une poète juive de Pologne, active dans l’avant-garde artistique de son époque. Sa famille parle polonais, allemand et hébreu mais elle choisit d’écrire sa poésie en yiddish, peut-être aussi pour prendre le contre-pied des intellectuels qui négligent cette langue. Le yiddish, qui est la langue populaire des Juifs d’Europe centrale, avec une base de vieil allemand et quelques mots slaves et hébreux, bouillonne dans ces années de créativité moderniste, avec la revue In-zikh à New York et les poètes européens Sutzkever, Manguer, Markisch. Debora Vogel est influencée par le cubisme dans sa poésie parce qu’elle pense que ce langage correspond mieux à l’évolution de la vie urbaine moderne. Elle me rappelle plutôt les compositions de Sonia Delaunay et Chirico dans des paysages aux formes géométriques multicolores, les contrastant par de mélancoliques répétitions statiques. Tragiquement Debora Vogel sera assassinée par les nazis dans la liquidation du ghetto de Lviv (ou Lwow, Lemberg, aujourd’hui en Ukraine). Durant des années l’œuvre personnelle de Debora Vogel est alors oubliée et on se souvient surtout d’elle comme celle qui par sa correspondance avec l’écrivain polonais Bruno Schulz lui inspira les bizarres récits de ses Boutiques de cannelle. La poésie en yiddish de Debora Vogel a été redécouverte en Pologne presque 50 ans plus tard et traduite en polonais, puis en allemand et anglais dans les années 2000, ainsi que maintenant dans une belle édition en français chez La Barque.


Bibliographie sélective :

Die Geometrie des Verzichts, Arco 2006, avec les textes yiddish en alphabet latin et la traduction allemande

Traduction en français :
Figures du jour / Mannequins, La Barque 2023, avec la traduction française de Batia Baum et le texte yiddish en alphabet hébreu


Sitographie :
Une note de lecture dans Poesibao sur Debora Vogel
Une recension sur Debora Vogel dans la revue en ligne En Attendant Nadeau
Un article universitaire sur Debora Vogel dans la revue Germanica

Dossier et traductions inédites de Jean-René Lassalle