Serge Núňez Tolin, “L’Immobilité et un brin d’herbe”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel ouvre ici pour les lecteurs de Poesibao le livre “L’Immobilité et un brin d’herbe” de Serge Núňez Tolin



Serge Núňez Tolin, L’Immobilité et un brin d’herbe, Le Cadran Ligné,  avril 2024, 62 pages, 14€



À observer le silence des choses, je me vois rejoint” (p.39)

C’est notre poète le plus dense et le plus obstiné : Serge Núňez Tolin cherche, depuis des décennies d’efforts, quelque chose d’à la fois très simple et extraordinairement ambitieux : saisir la relation véritable de l’homme au monde. Pour cela, il part de ce qui est : nous sommes, êtres humains, en présence du réel par un corps apte à le percevoir et le formuler. Ce que veut établir l’auteur, c’est le noyau dur de cette mise en présence. Il part de sa modalité essentielle : la perception, c’est à dire la capture des signaux du monde, la réception des stimulations qui nous en informent. Mettons alors cette faculté perceptive à nu – en nous servant certes de notre pensée (l’homme pense), mais non pour surplomber la perception, plutôt pour mieux la parcourir; et en notant certes en signes et paroles ce parcours (l’homme parle), mais non pour neutraliser ce parcours de la perception, plutôt pour le rendre à lui-même (“Les mots noués au réel qui ne cesse de dénouer la parole“, p. 54). Oui, la vie sensorielle de l’homme est, comme chez aucun autre animal, mêlée de mots et d’idées, mais les mots savent formuler leur propre absence, et les idées peuvent critiquer ou nuancer leur propre pouvoir. C’est même justement parce que l’homme est le seul à penser et commenter sa réceptivité sensible qu’il peut la dénuder en retour, à loisir et communicablement, et l’isoler ainsi de la pensée et de la parole ! Ainsi “creuser les sens jusqu’à leur source : atelier du réel“, l’esprit du poète peut l’effectuer, en ouvrant, approfondissant et remontant ces “sens” sans les ni se contredire !

Alors la démarche est claire : détacher notre lien sensoriel-perceptif au monde de ce qui l’accompagne ordinairement et le trouble. Détacher donc d’abord la sensibilité de la motricité, par laquelle nous effectuons des changements en transmettant musculairement des forces depuis l’organisme jusqu’à l’environnement. C’est ainsi tenter, dans “l’immobilité” de saisir une réceptivité pure, sans répartie ou réplique active. Détacher ensuite la fonction perceptive de la fonction de protection et de défense, qui l’accompagne pour la survie : nous détectons spontanément des présences pour nous assurer de ce qu’il y a, et donc nous prémunir de ce qu’il pourrait y avoir ! La perception est d’abord une prise d’information de sauvegarde, chargée de préserver du fâcheux et de l’imprévu. Mais une contemplation, elle, n’a rien à craindre. C’est pourquoi à l’immobilité s’ajoute ici le “brin d’herbe”, contre lequel il n’y a certes pas à se protéger ou défendre (prudence et blindage seraient vains, et la réceptivité peut alors ici se permettre d’être pure, n’ayant à se défier de rien). Enfin, détacher la sensibilité de la fonction esthétique, et musicale en particulier. Dans la musique, nous entendons de purs événements sonores se causer et se motiver les uns les autres, pour nous faire goûter leur écoulement temporel, et nous ravir de et dans leur mélodie liée. Ici, pas de musicalité pour enrôler ou divertir la pure sensibilité; à sa place, bien sûr, l’absence de rythme temporel qu’est le silence – et dans ce silence des choses, leur pure et simple commune spatialité. Silence partagé par l’immobilité et le brin d’herbe !  Núňez Tolin s’en tient donc, non du tout au temps que nous passons avec les choses, mais d’abord à l’espace (“Passage de l’étendue, avant qu’elle ne se poursuive dans la seconde qui vient“, p. 33) où elles se font les unes les autres passer et se produire, pour y “recevoir les choses dans leurs (silencieux) rapports réels“. Ainsi la pure mise en présence d’un monde, sans mouvement, garantie ni reflexivité, est, on ne peut mieux, convoquée et restituée. “Se tenir dans le présent que l’on est” (p. 35) n’est plus hors d’atteinte.

Aller s’informer des choses là où elles sont (“Dans la vie silencieuse des choses : l’île intérieure” p. 12), c’est à dire avancer là où, justement, elles avancent et reculent les unes par rapport aux autres : les “recevoir dans leurs rapports réels”, c’est observer leurs contraintes propres (sous la pression qui les déforme, dans les frottements de leurs appuis, par l’ordre et les lacunes de leurs empilements, sur les oscillations qui les écartent et les ramènent, avec les mélanges qui les noient et les revigorent …), partout où “l’atelier du réel” est présent et actif. La vision du monde de l’auteur est une pensée de l’immanence (il n’y a pas d’ailleurs pur (p. 36); tout ce qui est a un ici, et ce qui n’a pas son ici n’est pas), une pensée de la progression (il n’y a qu’une chose à faire : avancer, et même quand il nous faut “reculer, loin des significations“, parce que “l’excès de pensée sur le monde a vidé les lieux” (p. 26), ce recul progresse dans l’intériorité du monde), une pensée aussi de la vulnérabilité voulue, de l’exposition constante au réel, comme le dit la consigne superbe de “parvenir à sa propre proue où l’on est à soi-même le silence et la nuit” (p. 19), c’est à dire d’aller se tenir en avant même de son premier mot, et devant sa première pensée éclairée ! Le virtuose acrobate de la présence au monde veut bien être aussi ce guetteur surpris et confondu, recevant un inattendu coup de pied au derrière au moment même où son attente allait de l’avant (p. 48) ! On voit l’enjeu : tout sacrifier au monde pour lui donner d’apparaître en lui-même, c’est à dire à partir de lui-même, sans nos usage et interprétation de lui (c’est à dire hors de nos “causes” et nos “fins”, p. 33).
Le monde dont nous sommes les témoins sans qu’aucun témoignage ne soit attendu” (p. 44)

Mais est-ce encore un monde qu’un monde dont nous ne saisissons, dans une sensibilité nue, que la pure présence ? Car tout monde forme totalité, est ordonné, est cohérent, est partagé : que restera-t-il de lui quand nous l’aurons purifié de nos élans et craintes, délesté de notre configuration intéressée de lui ? Sera-t-il complet sans nous ? Trouvera-t-il son ordre, c’est à dire l’équilibre harmonieux entre les contraintes mêmes qu’il subit (ou la compatibilité entre les règles dont il dispose et qui composent son être) si nous lui sacrifions notre pensée ? Comment un monde aura-t-il cohérence et communauté d’appartenance si, comme le poète lui-même, chacun de nous y avance strictement seul, dans une pure réceptivité ainsi élaborée chacun pour soi ? Et comment partagerons-nous une présence pure sans la troubler et fausser d’autant ? La poésie a-t-elle ici la moindre chance de saisir la pure présence du monde ? De toute façon, sa tentative méritait d’être, car (comme le montre Francis Wolff) la métaphysique et la science n’y réussissent, au mieux, chacune, qu’à moitié : la métaphysique nous présente toute la réalité, mais sans pouvoir nous la faire connaître (car on ne peut connaître, c’est à dire observer, mesurer et expliquer, que localement, répétablement et techniquement), et la science qui, elle, nous fait connaître divers domaines et échelles de la réalité, ne peut pas nous la “présenter toute”. C’est pourquoi l’effort poétique n’est en tout cas pas plus vain qu’elles deux, car il ne s’agit pas pour lui de présenter tout le réel, mais seulement d’explorer toute la réalité de la présence; ni de découvrir des secteurs et des types d’existence particuliers, mais de découvrir le fait même de l’existence, avec cette double farouche conviction de Núňez Tolin : on ne découvre quoi que ce soit qu’en se mettant à découvert ! (“Se porter loin de soi. Se porter où suivre ce qu’on n’est pas encore” (p. 11) et : nos mots et nos pensées (“conduire ses mots dans ce qui ne se pense pas” p. 22) ont leur place dans ces choses qui, ne se disant ni ne se pensant elles-mêmes, n’ont donc pas d’objections à notre visite respectueuse et humble de leur indigène objectivité !

Et, à en juger par leur hospitalité ici, par l’accueil que réservent les choses à cette visite du poète, à sa conduite paradoxale et belle comme une grâce au garde-à-vous, qui, extraordinairement, saurait demeurer telle en lui, leur authenticité s’est comme confiée et donnée à lui, et, par cet admirable recueil, un peu, peut-être, de lui (de son “autorité” contagieuse !) à nous.      
L’abandon de la question, son inutilité et l’inutilité de la réponse. Ce qu’il y a : on l’habite et l’on s’y tient. Suivre l’immobilité du brin d’herbe” (p. 37).

De quoi se satisferait donc tout lecteur ? Certainement, d’une “réalité qui est à l’extrême bout de sa butée” (p. 56). Or voilà que (“l’horizon” enfin “posé sur la table” du poète, p. 34) la voici ! Et ce travail est comme la devinette d’une présence adulte au monde : Il y est, sans en être (p. 24), parce qu’il y vient, sans en venir. Qui ? L’esprit. Quoi ? Le réel. Où ? Dans la vie d’un poète. “Autorité de la vie qui place le présent toujours en avant d’elle” (p. 20)

Marc Wetzel