Yves di Manno publie “Lavis” chez Flammarion. “Le poète a tout emprunté : terreau, pelle, gravier – et jusqu’à son vocabulaire.” –
A la mémoire de Samret (1990-2022)
(l’estampe) (exergue)
longtemps j’ai cherché dans
le poème l’ombre
d’une mémoire plus vaste
que la mienne
aujourd’hui sans oser
écrire j’attends – l’encre l’estampe ?
la forme vers – laquelle me
conduit la strophe
inscrite la – poésie peinte ?
au revers d’une
vie nouvelle toile mentale
inaugurale ? – augurant d’un
temps sans dessein – abolissant
essence & sens – signes destins ?
(p. 9)
*
Hommage à Spicer (les deux premiers poèmes d’une série de six)
1
Je vois souvent la nuit
S’étendre aux dépens d’une
Autre grammaire
– tomber les armes
A la main fourbir, parfaire
Le outils que m’avaient transmis
La tradition les ombres
De mes pères
– je ne crois plus qu’il soit
Question de cet oubli
Qu’ils convoquaient
Et moins encore
Temps de se taire
2
Je me penche aux fenêtres j’aperçois
Les hommes et les femmes qui se jettent
En face du haut
De leurs balcons
Leur chant m’apaise qui s’élève
Autour des corps lentement
Dissipés dans les flammes
Puis les lumières s’éteignent au sommet
Des immeubles et se rallument
A l’aube dans la brume
Trouant les ténèbres confuses
Des villes et des plaines –
Les forêts mitoyennes –
(…)
(pp. 35 et 36)
*
qu’avons-nous fait ?
ajouté
des ombres et des
livres au monde
à vrai dire
ajouté pas même
– ôté
du silence au silence
perdu
le sens
de l’aube la science
de l’oubli
à vrai dire pas même
ôté la nuit
à la nuit qui
l’enveloppait
ni déposé
la feuille au seuil
de la demeure
où gisait celle
qui se trait
– à vrai
dire pas même
puisque l’ombre en
nous demeurait
qu’avons
nous fait
de ces jours de
ces nuits qui nous
entrelaçaient –
ôté des phrases
aux phrases qui
nous suffoquaient –
rien à vrai dire
que d’inutile
et d’inhumain –
à vrai dire rien
(pp. 143- 144)
Yves di Manno, Lavis, Flammarion, 2023 (parution le 1er mars), couverture de Muriel Claude, 140 p., 17€.
Prière d’insérer :
Lavis rassemble ce que l’auteur considère comme ses derniers poèmes (il n’en avait pas publié depuis dix ans) sans leur conférer pour autant la moindre valeur testamentaire : mais sans doute le temps était-il venu de clore un long parcours. Après les grands chantiers narratifs ou épiques de Champs, Kambuja ou Un Pré, on sera peut-être surpris par l’apparente fragilité des brèves séquences ici réunies : poèmes à tort (et à travers), monotypes, cahiers d’esquisses cherchant à capter l’ombre du réel dans un langage ramené à l’essentiel et dont les vers concis, élagués, sont à l’image des vues éparses plutôt que des visions qu’ils transcrivent, anéanties sitôt qu’inscrites…
Né en 1954, Yves di Manno est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages (poésies, essais, récits) dont Kambuja, Partitions et Un Pré (chez Flammarion), Domicile (chez Denoël), Objets d’Amérique et Terre ni ciel (chez Corti). Il a également traduit plusieurs poètes nord-américains (Pound, Williams, Oppen, Rothenberg) et composé avec Isabelle Garron une importante anthologie des poésies en France depuis 1960. Après la parution de Champs en 1984, il a publié l’ensemble de son œuvre poétique chez Flammarion, où il anime depuis 1994 la collection Poésie.