“Quitter sa langue natale, écrire en français”, 29, Vanda Mikšić


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  29ème contribution, celle de Vanda Mikšić

 

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours


Écrire en français sans quitter ma langue

 

Depuis Humboldt on sait que chaque système linguistique comporte une vision du monde et que toute langue, loin d’être un simple outil d’expression et de communication, serait plutôt un principe actif participant à la construction du locuteur. Un autre philosophe allemand, Walter Benjamin, en parlant de la traduction, a affirmé que les langues se complétaient, et qu’ensemble, idéalement, elles pouvaient atteindre la langue vraie. N’oublions pas que Mallarmé, lui aussi, disait que les langues étaient « imparfaites en cela que plusieurs »… Elles sont, somme toute, complémentaires et leur apprentissage nous aide à complexifier davantage notre propre vision du monde, et de nous-mêmes, en tant que miroirs de l’Autre.

Lectrice fervente depuis que j’ai appris à lire, je me suis mise à écrire très tôt, sous l’influence de la poésie pour enfants et des contes de fée. En croate, bien sûr. Mais il y avait en moi, et depuis toujours, un émerveillement devant les langues étrangères, et une impulsion irrésistible d’apprendre les langues que j’entendais, enfant, pendant les vacances au bord de la mer. En effet, j’en ai étudié quelques-unes. Une deuxième impulsion, dès que j’apprenais une langue suffisamment (jamais parfaitement !) pour me sentir à l’aise, me poussait à traduire (ma toute première traduction fut un sonnet de Camões), et une troisième, du moment où des mots, des locutions, des constructions d’une autre langue se mettaient à traverser ma tête, m’incitait à la création verbale : d’abord en italien, puis en français, deux langues que j’ai étudiées à l’université avec leurs littératures respectives. Et c’était toujours des poèmes que j’écrivais.

Bref, la littérature en général, et plus particulièrement la poésie est pour moi un espace de liberté, lieu où je peux jouer avec de la matière verbale pour refléter le monde, ou le construire ; c’est dans la poésie que je me sens libre avec ma langue maternelle, mais aussi avec les langues étrangères, même si différemment. Certains auteurs français que j’ai lus, ou traduits, comme Mallarmé, Vian, Queneau ou Perec, m’ont fait comprendre à quel point le français était une langue riche, ludique, permettant des effets (homophoniques, surtout, mais aussi polysémiques, etc.) que le croate n’arrivait pas à produire à la même échelle; une certaine ouverture dans l’ambiguïté, un jeu de signifiances qui ont fait que l’écriture en français est devenue pour moi une pratique jouissive, et que par le biais de cette pratique je me suis mise à considérer – et à travailler, à faire travailler – ma propre langue sous un angle différent. Ce n’était, donc, pas pour la quitter, bien au contraire !

D’autres lectures ont consolidé mon point de vue : la poésie contemporaine de Valérie Rouzeau, par exemple, ou celle, moins récente, de Gherasim Luca, un étranger qui a vu, lui aussi, dans la langue française un espace inouï de liberté ! Et pourtant, ce n’est pas que la liberté, ce n’est pas que le jeu. Car, le bain d’altérité qu’offre une langue étrangère, la possibilité aussi de devenir un autre (le “je” y est vraiment un autre !) quand on y est plongé, relèvent surtout d’une rencontre. Car, quand on dit – quand on se dit – dans une autre langue, on change de corps, et de respiration, et jusqu’au rythme, et jusqu’au ton : on se rend compte  (on ne se rend pas contre !) qu’on se rencontre.

Le fait d’écrire aussi en français m’a permis enfin d’autres types de rencontres : un dialogue poétique avec mon ami poète Jean de Breyne, que Lanskine a bien voulu publier dans le livre intitulé Des transports ; des collaborations avec des artistes français ; des échanges avec des collègues poètes avec qui j’ai pu travailler sur différents projets de traduction ou d’autotraduction, et grâce à qui j’ai pu participer à des soirées de lecture où j’ai eu l’occasion de rencontrer un public français… Autant d’occasions de se remettre en question, de se décentrer, de renoncer à l’équilibre, aux certitudes, aux chemins battus…

Vanda Mikšić

Née en Croatie, elle vit à Zagreb. Poète et traductrice, elle écrit et publie tantôt en croate, tantôt en français. On peut lire Des Transports aux éditions Lanskine, ou Sels aux éditions l’Ollave.