Les éditions Circé et le traducteur Henri Abril poursuivent leur engagement en faveur de la poésie du poète lituanien Venclova.
Un café en bord de Vltava, 1923
1
assis dans ce café
je pense souvent
à ce qui aurait pu se produire
aussi improbable cela soit-il
ici même où tilleuls et marronniers
venant d’échapper à la guerre
n’étaient pas encore atteints par les nouvelles
des échauffourées de novembre à Hofgarten
ou de la lente agonie d’un dictateur
à quelques lieues de la capitale
un café comme tant d’autres
le bruit banal des sabots au-dehors
les rails grinçants
peut-être les premières gouttes de pluie
sur les statues du pont baroque
2
dans un coin de la salle une femme
à la table de marbre
la tête majestueuse renversée en arrière
et sur le front une frange
légèrement argentée
un fume-cigarette
entre ses doigts virils
un auvent de toile à la fenêtre
quelques canoés au-delà des agaves
la pente paisible et verdoyante
dont elle n’a pas encore fait sa montagne
en somme une ville étrangère de plus
mais splendidement offerte
elle ne vient ici qu’une fois par semaine
et commande un café
grâce aux honoraires du journal
concocté par une poignée d’émigrés
la vie telle une gare
à quoi bon y défaire ses malles
3
un homme a franchi le pont
et s’essouffle dans la rue escarpée
ne disait-elle pas elle-même
que les pavés sont un échiquier
cases noires et blanches
et nul ne sait qui y joue
l’homme a toussé à bout de forces
mais le tramway s’arrête à temps
plutôt grand et le regard insaisissable
vêtu comme il sied à un honnête employé
il a fini tout ce qui comptait pour lui
déjà goûté à l’unique et brève caresse de Milena
déjà mort plus d’une fois
il ne lui reste
qu’à brûler ses manuscrits
car il n’y a pas de place en eux pour l’espoir
son souhait ne sera pas respecté pourtant
la femme du café lira ses livres
bien des années après
4
il s’est excusé en passant devant sa table
puis commande un verre de vin
écartant d’un geste le journal proposé par un garçon
ne fait qu’observer le profil des nuages
sans un regard pour la frange bouclée
de celle qui maintenant discute avec sa fille
peut-être s’étaient-ils croisés déjà dans une rue
sa langue à lui est hérissée de majuscules
la sienne est tissée de cris et murmures
eux seuls dans cette ville
ont su voir l’avenir du monde
et tous deux le paieront cher
sa gorge à lui étouffera d’amertume
sa gorge à elle attendra une corde
plus tard mourante dans un camp
Milena aura presque oublié
la tête qui effleurait son épaule
quand au père de la fille
assise avec sa mère au café
il aura la nuque brisée
par une balle dans un sous-sol
mais le versatile joueur d’échecs
avait choisi d’éviter leur rencontre
5.
lui se lève et s’en va
avec un sourire d’automate
passant devant sa table
il voit des arches dans le miroir
un pilastre de plâtre blanc
elle n’a aperçu qu’une ombre à la porte
termine son café
et dit à sa fille Il faut que j’y aille
j’aurais tant voulu
qu’ils se connaissent
bavardent un peu
laissent s’effleurer leurs paumes
comme si les choses avaient pu être changées*
Thomas Venclova, Le Bois des Euménides et autres poésies, traduit du lituanien par Henri Abril, éditions Circé, 2024, 24€, p. 8-11.
*En fin de livre, cette note :
p.8, Un café en bord de Vlatva – Le poète évoque ici une non-rencontre – concept cher à Marina Tsvetaïeva – entre cette dernière et Franz Kafka à Prague, en 1923. Exilée dans cette ville depuis 1922, avec sa fille Ariadna, elle écrivait alors le Poème de la montagne, auquel des références sont faites par Venclova.
« Les échauffourées à Hofgarten » : le coup d’état avorté de Hitler, dit « putsch de la Brasserie », en novembre 1923. « La lente agonie d’un dictateur » : Lénine, gravement malade, vécut au lieudit Gorki, dans la région de Moscou, de la fin de 1921 à sa mort en janvier 1924.
Milena Jesenská mourut à Ravensbrück en 1944 et Marina Tsvetaïeva s’est pendue à une poutre, le 31 août 1941. Franz Kafka, quant à lui, succomba à une tuberculose du larynx en juin 1924. Tsvetaïeva put lire Le Château et Le Procès durant l’été 1937.
NDLR, la Vlatva est la Moldau.
Tomas Venclova (prononcer « Ventslova »), voix majeure de la poésie lituanienne, et plus largement balte, a été traduit dans une vingtaine de langues, dont l’allemand, l’anglais, le polonais et le russe. Né en 1937 à Klaipeda (anc. Memel), il fut le plus jeune étudiant de l’université de Vilnius depuis sa fondation. L’écrasement de la révolution de Budapest par les chars soviétiques, en 1956, le poussa tôt à entrer en dissonance puis en dissidence avec le régime. La littérature étant devenue sa principale raison d’exister, il fit alors la connaissance des grands poètes Boris Pasternak et Anna Akhmatova, ainsi que de Czeslaw Milosz et Joseph Brodsky dont il sera l’ami. En raison de sa participation active au mouvement de défense des droits humains, il se voit contraint d’émigrer en 1977. Après avoir enseigné les littératures russe et polonaise à l’université de Yale, il est aujourd’hui de retour dans son pays, désormais indépendant. Lauréat du Prix Pétrarque en 2014. Le Chant limitrophe, premier livre de Venclova publié en français, réunissait des poésies écrites durant près d’un demi-siècle. Celles du présent recueil ont pour la plupart été composées depuis 2006. Les paysages autant extérieurs qu’intérieurs, peints ou rêvés, d’un poète qui a beaucoup voyagé – depuis le Groenland jusqu’à la Chine en passant par la montagne Pelée et le Monténégro – et revendique avant tout la « métaphysique propre à chaque lieu », de même que les personnages mythologiques, bibliques ou historiques, entrelacés à sa vie intime, lui ont permis de se remémorer d’une manière sobre et pudique, et d’autant plus émouvante, le monde qu’il aura passionnément aimé par-delà les bouleversements et les souffrances d’un siècle tragique.