Ron Rash, “Réveiller les morts”

En lien avec la note de Stéphanie Loré, Poesibao propose ici quelques extraits de Réveiller les morts de Ron Rash


 

Ron Rash, Réveiller les morts et autres poèmes, traduction de l’anglais (Etats-Unis), introduction et notes de Gaëlle Fonlupt, Éditions Corlevour, 2024, 176 p., 18€


Sous le lac Jocassee

Un matin d’été quand
le ciel est aussi bleu et profond
que le cœur du lac,
loue un bateau et longe
la rive ouest du Jocassee
jusqu’à atteindre la crique qui
était autrefois la rivière Horsepasture.
Maintenant, incline la tête et bientôt
tu verras comme à travers un miroir
non pas une rivière mais une route
qui coule en dessous de toi.
Suis cette route jusqu’à
l’eau plus profonde où
tu longeras un cimetière de famille,
puis une maison et une grange.
Seul le temps a changé,
alors coupe le moteur et dérive
soixante ans en arrière et souviens-toi
de la femme qui vivait dans cette maison,
souviens-toi d’un matin d’août
alors qu’elle sortait de l’étable,
la traite terminée, cette femme
chantant seulement pour elle-même,
encore sans enfants, son mari
au loin dans le champ.
Soudain, elle frissonne,
quelque chose de sombre est venu
sur elle bien qu’aucun
nuage n’ait obscurci le soleil.
Elle ne chante plus.
Elle croit que quelqu’un vient de traverser sa tombe
alors elle s’y rend :
une tombe que tu viens de survoler,
en te demandant pourquoi elle a levé les yeux
(pp. 18-19)


Terres basses

Aucun maïs n’a survécu à l’été,
sur les terres basses de Cane Creek
en ce dernier mois d’août. Là-bas s’élevait
le lent avènement d’un lac,
même si les épouvantails restaient comme des totems
donnant à la perte une mesure humaine
chaque jour, leurs pieux s’enfonçaient plus profond
comme d’infaillibles baguettes de sourcier,
et lorsqu’en octobre a surgi la lune orange
des moissons, ils régnaient
sur ces champs disparus, bras levés
tendus comme ceux des abandonnés
(p. 51)



Tremblement

C’est la pression de l’eau qui fait trembler
les tasses dans les placards,
se figer les troupeaux, avait déclaré Duke Energy*,
mais ceux qui vivaient là autrefois
pensaient autrement, parlaient de vies
tellement enracinées en ce lieu
que leur présence s’attardait :
la brise de la faucille peignant le blé
le tourbillon dans la marmite du foyer, le pas
de la mule en terrain accidenté,
les mouvements séculaires se brisant
sur la frontière du temps, comme une ligne de faille.
(p. 52)

*entreprise américaine gérant des centrales hydroélectriques et exploitant notamment le barrage de Jocassee.



Analepse
Les pêcheurs l’entendent depuis des années,
une plainte provenant des eaux profondes
les nuits où le vent s’apaise, où la lune
tremble sur le lac comme si
la lumière ne tombait pas mais s’élevait,
comme si certaines choses ne pouvaient rester
cachées à jamais mais devaient remonter
à la surface – ainsi que le prétendent les croyants
qui se souviennent de deux pierres
témoins d’une vie brève,
nom et date effacés par les éléments,
sans autres tombes autour, comme si
ce seul chagrin suffisait à combler
toute une prairie, oublier
les jours où les autres morts se sont relevés
bercés par les bras des vivants avant de
de retourner à la terre. Ainsi, les nuits où
se lève une lune mouillée, elle réveille
cet enfant qui pleure pour être pris dans les bras,
donne une voix aux profondeurs
de l’eau, aux disparus innommés
apaisés à l’aube par la main blême du barrage.
p. 53)

Sur le site de l’éditeur
De Ron Rash, le public français ne connaissait jusqu’à présent que les romans noirs, publiés notamment par les éditions du Seuil, et, depuis quelques années, par Gallimard. Or, c’est à sa poésie que Ron Rash est peut-être le plus attaché, ainsi qu’il nous l’a confié lors d’une rencontre à Bruxelles en octobre 2022. Ce manque est désormais comblé avec la traduction de Poems, volume qui réunit l’essentiel de ses divers recueils : Eureka Mill paru en 1998, Among the Believers (2000), Raising the Dead (2002) et Waking (2011).
Nous avons choisi d’intituler cet ensemble Réveiller les morts, car c’est de cela qu’il s’agit au fil de ces 125 poèmes : redonner vie aux disparus. Vous allez remonter un siècle d’histoire américaine sur cette terre du Sud des Appalaches aux confins des deux Caroline, où Ron Rash a grandi. Il a vingt ans en 1973 lorsque la vallée de Jocassee, ancienne terre indienne Cherokee située dans le Nord-Ouest de la Caroline du Sud, est ensevelie sous un lac de barrage. Les vivants qui en sont chassés ouvrent les tombes pour réveiller les morts, les emmener avec eux avant que l’eau n’arrive. Jocassee signifie « lieu de l’être perdu » et c’est bien à une quête de ceux qui ne sont plus que Ron Rash nous invite. Leur mémoire habite les espaces, de l’âpreté des champs à la misère de l’usine.