Marc Wetzel invite ici les lecteurs de Poesibao à suivre avec lui le moine errant japonais du XIIème siècle, Saigyô.
La légende de Saigyô, traduit du japonais et présenté par René Sieffert, Allia, janvier 2024, 144 pages, 9€
La biographie (rédigée au XIIIème siècle, définitivement établie au XVIIème siècle) d’un poète-moine errant du XIIème siècle, Sato Norikiyo (1118-1190) – devenu, après son retrait du monde, Saigyô -, biographie dense, claire, merveilleusement illustrée d’images du Saigyô hôshi jô, et de dizaines de courts poèmes de Saigyô, voilà ce petit livre.
Fonctionnaire de la Garde impériale, notre homme – éprouvé par la mort soudaine, dans son sommeil, d’un collègue et ami qui, la veille même, lui avait fait part de ses doutes sur l’utilité d’une telle vie – présente sa démission. Le Souverain l’accepte, à la double condition qu’il ne serve pas un autre Pouvoir, et qu’il abandonne tout (fortune, famille, armes, maison) en même temps que sa fonction. Il accepte, rentre chez lui, jette au sol la fille (adorée) de quatre ans qui venait l’étreindre, comprend que sa jeune épouse le comprend (et renoncera bientôt elle-même, mais de son côté, à tout), et, à 22 ans (1140) « quitte le monde » pour une errance monastique de cinquante ans. D’ermitage en ermitage, sa seule activité stable sera la rédaction de poèmes (non pour gagner sa vie, ni la justifier, ni même la contredire, mais au moins la transposer … et la suivre depuis le langage ?).
Que peut donc ici la poésie ? Pourquoi écrire encore en ayant quitté le monde ? Car Saigyô, pour s’annoncer au lieu qui vient, ou remercier d’en partir, ou simplement fournir trace de vie aux éloignés, écrit sans cesse, et exclusivement, des poèmes. C’est probablement que, s’il se soumet au destin, cette acceptation, en entrant dans mots et formules, se fait harmonisation; et l’errance contrôlée de son discours mime celle du devenir général des choses qu’il arpente (de la croissance perpétuelle du monde, mais relancée, toujours périodique et particulière comme le sont des éclats de la voix, et les extraits d’une inspiration). L’important n’est pas l’œuvre, mais l’expérience de soi que sollicite ou induit chacun de ses fragments successifs. Il suffit bien que la poésie rende transmissible pour tous (héréditairement, par images) l’ineffable, sans prétendre le dissiper pour quiconque ! L’effort poétique n’est bien sûr pas l’énergie primordiale elle-même, mais ce qui invoque de quoi se laisser guider par elle. Ayant rejeté les devoirs pour entrer dans le non-agir et la Voie de l’Éveil, le moine-poète entre dans le seul devoir de s’éveiller au non-agir qu’est pour lui écrire.
Mais de cela même, sa poésie ne formule rien, et s’en tient à ce qui arrive (et le réel, ici, est en quelque sorte ce qui s’arrive). C’est déjà l’âme japonaise, curieuse de tout (qui « traque l’esprit de l’objet » comme disait d’elle Élie Faure), agitée et souriante, ou furieuse et courtoise, qui est là, réaliste (résolue à ne trouver que dans la vie de quoi se consoler de vivre) et nette (elle ne cherche pas du tout ce qu’elle pense, mais elle pense, à mesure, ce qu’elle trouve; elle s’adapte aux faits de sa vie – astucieusement, honorablement, responsablement). Ici et maintenant est un sommet d’existence suffisant, car seul sensiblement accessible, et accessiblement réel. Curiosité et bon sens un peu mélancolique de Saigyô : tout est bon à comprendre, mais pour favoriser le seul fait de vivre. Avec cette difficulté : où qu’on aille, il n’y a que des lieux; et quoi qu’on pense, il n’y a que des faits. Ainsi, le Tout des choses, qui n’a pas de lieu et n’est pas un fait, ne paraît pas plus se manifester par la parole que par tout autre moyen. Mais une parole poétique délibérément brève, allusive et humble – comme celle de Saigyô – le sait, et erre parmi les solutions elles-mêmes errantes que la Nature trouve à ses propres obstacles et énigmes. Quel mal le moine-poète pourrait-il lui faire, lui dont la contemplation, radieuse et drôle, n’a qu’un murmure : « Mon cœur n’en croit pas mes yeux ! », et continue plus loin ? …
Reste à errer sans se perdre. Et pour cela d’abord, où qu’on arrive, s’en détacher.
Les leçons de détachement sont en effet ici partageables et incessantes, toujours évocatrices. Ici, quelqu’un s’inquiète justement (p. 101), auprès du moine, de cette errance. Est-ce qu’importe aux feuilles que le vent détache des arbres – répond-il – la direction qu’il leur fait prendre ? Là (p. 102), rencontrant quelque part une autre renonçante (vieillie et malade) dans une retraite froide et exposée aux rigueurs, et lui demandant comment elle supporte « ce vent soufflant en tempête » qui empoisonne son misérable et lugubre séjour, il s’entend répondre que « c’était à l’appel même de ce vent » qu’elle avait quitté sa maison et ses biens ! Là encore, le poète « console » une amoureuse délaissée ainsi (p. 99) : comment en vouloir à un cœur qui rejette le nôtre, dès qu’on saisit qu’il y a quelques mois encore (ou six ans, ou trente, qu’importe !) nous étions encore l’un pour l’autre totalement indifférents, puisqu’inconnus ! Plus loin (p. 103), alors qu’on lui refuse, un jour d’orage, le refuge dans un pourtant vacant et précaire abri (trop, justement, pour « convenir à son état »), la réponse de Saigyô fuse : Laissez donc – dit-il en substance – , non à vous, mais à ceux qui refusent le monde, le soin (ou le droit) de juger de ce qu’ils ne peuvent parfois plus en dédaigner !
L’émotion, même tragique (dès le XIème siècle, le bouddhisme déclinait au Japon, et une éthique plus militaro-administrative – celle même que Saigyô fuyait – s’établit : le détachement y est jugé chose trouble et dépassée !) garde quelque chose d’une sérénité de l’intelligence des choses. Quittant un abri (modeste cabane près d’un pin) habité deux ou trois ans, Saigyô (p. 106) se moque de sa propre nostalgie en s’écrivant soulagé que le pin, ignorant sa présence, ne souffre en rien, lui, de son départ. Et même de sa propre fatigue : oui, (p. 84) la beauté même du monde s’use parfois dans ses yeux; mais la Lune elle-même rechigne-t-elle à perdre son éclat dans les nuages qui passent ?
Fin forte et (trop) belle ? Repassant par hasard (car « la vie échappe à notre volonté » p. 89) dans son ancien quartier, il constate que sont morts ceux qu’il a connus, et qu’il est inconnu des autres. Les lieux mêmes, quelques décennies seulement plus tard, se connaissent autrement : friches et endroits aménagés semblent s’être intervertis. L’espace se fraye son propre chemin parmi les vies qu’il écarte. L’exemplarité d’une vie (p. 97) reste – quand ce qui éclaire un cœur vient dissiper quelque chose des ténèbres du cœur des autres – mais les vies n’apprennent au mieux les unes des autres que leurs limites. À la fin, Saigyô revoit sa fille (qu’il a faite orpheline !), et va lui balbutier un poème quand, se faisant elle-même nonne, elle le quitte fidèlement à son tour, en lui disant (p. 114) : la raison pour laquelle vous m’avez un jour abandonnée dans le monde, je la fais mienne en quittant le monde même de ma vie. Juste auparavant, apprenant que l’ancien Souverain avait lui-même tout quitté pour devenir ermite, il lui écrit que seules les souffrances que ce Prince a choisi de s’infliger pouvaient, en effet, lui « apprendre la patience » … mais cette lettre n’arrive pas, puisque (p. 105) « le Nouvel Empereur retiré était trépassé depuis longtemps ». C’est, logiquement, la mort qui était venue au-devant de cette patience toute neuve !
Marc Wetzel
« Au brame du daim
près de ma hutte du champ
de la montagne
réveillé par surprise
à mon tour je l’ai surpris » (p. 26)
« L’année achevée
les tâches habituelles
toutes oubliées
à des besognes inconnues
je m’applique désormais » (p. 46)
« Sans briser de branches
au plus profond des montagnes
je veux pénétrer
à la recherche d’un endroit
où nul ne parle de malheur » (p. 93)
« Au séjour des morts
ah s’il se trouvait quelqu’un
qui détestât le monde
ensemble nous deviserions
de nos erreurs d’autrefois » (p. 94)
« Perle de rosée
si elle s’évanouit
se reformera
mais sans espoir de retour
disparaîtra notre corps » (p. 38)