Ron Rash, “Réveiller les morts et autres poèmes”, lu par Stéphanie Loré


Stéphanie Loré ouvre pour les lecteurs de Poesibao le livre d’un écrivain poète américain peu connu en France, éditions Corlevour.


 

Ron Rash, Réveiller les morts et autres poèmes, trad. Gaëlle Fonlupt, Éditions Corlevour, 2024, 176 p., 18€


Ron Rash, la poésie comme fil de vérité

Ron Rash est un écrivain américain plusieurs fois primé, auteur de romans noirs et nouvelliste qui s’est attaché à portraiturer l’Amérique rurale. Né en 1953 à Chester en Caroline du Sud, il ne s’est jamais arraché à ses racines – il vit à Asheville en Caroline du Nord – et s’est fait écrivain-mémoire des Appalaches, la plus vieille chaîne de montagnes du monde, aux saisons intensément contrastées où les sommets vertigineux donnent le sentiment que la vie humaine est parfaitement insignifiante. Ses romans mettent en scène des personnages en morceaux, l’âme barrée de multiples cicatrices, façonnés par la terre qu’ils habitent tant il est vrai que les lieux où nous vivons conditionnent notre façon d’appréhender le monde. Ces thèmes se retrouvent dans sa poésie, car Ron Rash est également poète, facette que la plupart des lecteurs francophones ignore. Cette lacune vient d’être comblée grâce à Réginald Gaillard qui a la brillante idée de publier Réveiller les morts et autres poèmes, l’essentiel des divers recueils de l’auteur, dans une traduction de Gaëlle Fonlupt.

Les poèmes de Ron Rash possèdent un extraordinaire pouvoir narratif, chacun est en soi tel une nouvelle, ciselé, pointilliste, riche de sa concision. Tous, cependant, sont liés en une trame puissante qui raconte un siècle d’Histoire, des instantanés de vie de quatre générations d’ancêtres de l’auteur, des vies âpres où « les rancunes ancestrales ont libéré une politique intime/de l’atrocité », en des temps où « même les jeunes à l’époque mouraient vieux », des temps de misère, de renoncements, de repos cherché au fond d’une bouteille, des temps de luttes sociales, de conquêtes du capitalisme qui, en 1973, a transformé la vallée Jocassee, ancien territoire cherokee – au nord-ouest de la Caroline du Sud – en un lac, forçant l’exil des autochtones qui « réveillèrent » leurs morts afin de les emmener dans leur voyage : autant d’événements tragiques, poids plus lourd à porter qu’on ne peut le penser. En raison de ce que « les vies s’écoulent comme de l’eau/Nous remplissons nos bibles de noms/Les perdus peuvent rester perdus ici-bas./Trop de choses disparaissent trop vite », Ron Rash exhorte – lui-même ? Le lecteur ? – « Souviens-toi », oui souviens-toi du malheur de l’âge, des anciennes blessures, des peines de cœur, des enfants ensevelis « plus profond que n’importe quelle graine », des ombres, parce que « la vie n’est pas une lune de miel ». La phrase ample, à l’image du flot de la vie – « un sillon/dont on ne voit jamais la fin » – et le ton solennel viennent appuyer le propos, ainsi que le vecteur visuel privilégié, couleurs et formes primant sur les mots pour révéler émotions et sentiments, échos aux mots rares des hommes rudes qui ont l’habitude de faire taire le vacarme de leurs cœurs. La parole s’efface au profit des objets que nous charrions, porteurs de sens, qui résistent au temps et parlent de nous, donnant à la perte une mesure humaine, tangible. La poésie est cet art qui floute les frontières entre l’animé et l’inanimé.

Rien que du sombre, m’objecterez-vous, du très sombre comme dans les tableaux champêtres de Jean-François Millet, à qui la poésie de Ron Rash me fait penser. Certes, la terre est « osseuse et noire », les pierres tombales sont les ancres des souvenirs, le monde fait de nous ce qu’il veut, pointant notre petitesse, le soleil brille indifférent à nos histoires… Malgré ces fardeaux, un éclat rayonne au travers de la nature, omniprésente, personnage à part entière, territoire rassurant pour qui accepte d’entrer en résonance avec elle, où l’eau, l’un des éléments primordiaux, a une place majeure, qu’elle soit torrent, source, glace, clapotis, rivière, encore larmes, l’eau qui menace et sauve, symbole du lien entre les vivants et les morts dans nombre de mythes et légendes – « une rivière/est une veine dans le bras de Dieu » ; au travers de l’amour et de la foi, une lumière christique émanant des pages ; au travers de la présence des êtres chers, au-delà de leur absence, étoiles dans nos cieux – tel ce grand-père à qui Ron Rash adresse une prière : « Grand-père, guide ma main/pour tisser de mots un fil/de vérité tandis que j’écris/ta vie et d’autres vies,/proches parents mais aussi étrangers,/ces vies toutes vécues comme des engrenages/dans l’usine de coton de Springs/et rappelle-moi de ne pas oublier/que vos vies étaient plus que cela. »

Nous donner à voir, toucher à l’invisible est la mission du poète comme l’écrit Adonis, le poète est celui « qui aspire à dépasser les choses vers leur au-delà. Et la fonction de la poésie est d’ouvrir la voie qui mène à ce monde caché ». Ron Rash, en tant que poète, instaure un rapport neuf entre les mots et le monde, entre les hommes et le monde. Il n’a guère l’ambition de changer ce dernier, il apporte modestement une certaine lumière au travers d’images qui sont des actes magiques à même de percevoir l’infini, l’intime de tout. Ron Rash, avec ses mots-boussoles, est clairvoyant, ne se refuse pas à l’émerveillement qui éveille. La poésie est cet absolu qui n’attend rien et est utile au prétexte que le beau est nécessaire à la vie. Elle n’est pas sentence, elle est modulation harmonique. Ron Rash se fait témoin du passé sans poser de jugement et mêle la petite histoire à la grande avec une humanité peu commune, de celle que l’on vit plutôt que l’on dit et une indéniable humilité, préalable à la connaissance – « Nous ne connaissons pas davantage que les araignées d’eau/les profondeurs des étangs qu’elles effleurent. Comme elles/nous vivons à la surface. Des choses se produisent/dont nous n’avons pas la moindre idée ».

Nous avons tous « besoin d’un monde dans lequel se trouver », dans lequel être et exister, vivre et se découvrir. Le poète nous ouvre la porte sur le mystère : « […] j’ai appris à voir le monde/comme une langue que l’on peut comprendre/mais seulement lorsqu’elle est traduite en/signes d’abord oubliés ou mal interprétés. »

Stéphanie Loré

Ron Rash, Réveiller les morts et autres poèmes, trad. Gaëlle Fonlupt, Éditions Corlevour, 2024, 176 p.