Heinrich von Kleist, « Anecdotes », par Régis Quatresous. [Les traductions]


Régis Quatresous propose la traduction d’ « Anecdotes » de Kleist, dont un volume complet sera publié prochainement par Allia.


 

 

Les magistrats embarrassés
Une anecdote

 

Un garde de la ville de H… avait, il n’y a pas si longtemps, abandonné son poste sans l’aval de son officier. Selon une loi ancestrale, cette sorte de délit, jadis de grande conséquence à cause des incursions de la noblesse, devrait être punie de mort. Mais sans que cette loi ait été abolie en termes explicites, on ne l’applique plus depuis de nombreux siècles : en sorte qu’au lieu de la peine capitale, le contrevenant, selon un usage établi, est condamné à une simple amende dont il doit s’acquitter à la caisse de la ville. Or le gaillard en question, qui ne devait pas avoir envie de débourser cet argent, déclara, à la stupeur des magistrats, qu’il préférait mourir selon la loi, puisqu’aussi bien c’était son dû. Les magistrats, croyant à une méprise, envoyèrent un huissier lui faire entendre combien il serait plus avantageux pour lui de s’acquitter de quelques florins que d’en passer par l’arquebuse. Mais le gaillard persista à dire qu’il était las de vivre et préférait la mort : si bien que les magistrats, ne voulant pas verser le sang, n’eurent plus qu’à dispenser le coquin de l’amende, et à se réjouir d’apprendre que, dans ces conditions, il voulait bien rester en vie.

 

 

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Le burin de Dieu

 

Il y avait en Pologne une comtesse de P…, dame d’un âge avancé qui menait une vie très vicieuse et tourmentait surtout ses domestiques jusqu’au sang, par avarice et cruauté. Cette dame, lorsqu’elle mourut, légua ses biens à un couvent qui lui avait donné l’absolution ; pour salaire de quoi le couvent, dans son cimetière, lui fit dresser une fastueuse stèle coulée dans l’airain, qui évoquait cette circonstance avec beaucoup d’emphase. Le lendemain, la foudre tomba sur la stèle, faisant fondre l’airain, et n’en laissa qu’un certain nombre de lettres qui, mises ensemble, disaient : elle est jugée ! – Cet événement (les docteurs de l’Écriture l’expliqueront peut-être) cet événement est attesté ; la stèle existe encore, et on trouve dans cette ville des hommes qui l’ont vue, ainsi que ladite inscription.

 

 

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Facétie du Ciel
Une anecdote

 

À Francfort-sur-l’Oder, où il commandait un régiment d’infanterie, feu le général Dieringshofen, homme de caractère strict et probe mais aussi de manies et d’excentricités, exprima dans son grand âge, alors qu’une longue maladie le rivait à son lit de mort, sa réticence à tomber entre les mains des laveuses de cadavres. Il ordonna expressément que personne, sans exception, ne devrait toucher sa dépouille ; qu’il voulait être mis en bière et enterré dans l’état même où il mourrait, en culotte, bonnet et chemise de nuit ; et pria l’aumônier de son régiment, monsieur P…, familier de sa maison, de veiller à l’exécution de cette ultime volonté. L’aumônier P… le lui promit : il s’engagea, pour ne rien laisser au hasard, à ne pas le quitter du moment où il expirerait jusqu’à l’inhumation. Quelques semaines après, à la première heure du matin, un valet de chambre se présente chez l’aumônier, qui dort encore, et lui apprend que le général a trouvé vers minuit une mort douce et paisible, ainsi qu’il était à prévoir. L’aumônier P…, fidèle à sa parole, s’habille tout aussitôt et se rend chez le général. Mais là, que trouve-t-il ? – Le cadavre du général déjà tout mousseux de savon et assis sur un tabouret : le valet de chambre, ne sachant rien de l’ordre de son maître, avait fait venir un barbier pour le débarrasser de sa barbe en vue d’une digne exposition du corps. Que pouvait faire l’aumônier dans de si curieuses circonstances ? Il gronda le valet de ne pas l’avoir appelé plus tôt ; renvoya le barbier, qui tenait son ami par le bout du nez ; et, faute d’autre solution, le fit mettre en bière et enterrer comme il l’avait trouvé, enduit de savon, avec une moitié de barbe.

 

 

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Le buveur d’eau-de-vie et les cloches de Berlin
(Une anecdote)

 

Un soldat de l’ancien régiment Lichnowsky, buveur invétéré et irrécupérable, promit, après les innombrables coups que lui avait valus cette habitude, d’amender sa conduite et de s’abstenir d’eau-de-vie. Et il tint parole en effet, pendant trois jours : au quatrième, il fut retrouvé ivre dans un caniveau et conduit aux arrêts par un sous-officier. Au cours de l’interrogatoire, on lui demanda pourquoi, oubliant sa promesse, il s’était de nouveau livré au vice de la boisson ? « Capitaine ! » répondit-il ; « c’est pas ma faute. Je passais par le Lustgarten avec une caisse de bois de teinture pour le compte d’un marchand – quand les cloches de la cathédrale se sont mises à sonner : ‘Rhum ! Rhum ! Rhum !’ Sonne, Satan, sonne ! que j’ai fait, et je me suis rappelé ma promesse et j’ai pas bu. Dans la Königsstrasse, où je dois déposer la caisse, je m’arrête un peu pour me reposer devant l’hôtel de ville : et voilà que ça carillonne du haut de la tour : ‘Myrtille ! Myrtille ! Myrtille ! – Myrtille ! Myrtille ! Myrtille !’ Je lui dis, à la tour : carillonne donc, hé, à en crever le ciel – et par Dieu, tout assoiffé que je suis, je me rappelle ma promesse et je bois pas. Là-dessus, au retour, le diable me fait passer par le Spittelmarkt ; et alors que je m’arrête devant une taverne où il y avait une tablée de trente, le clocher de l’église fait : ‘Anisette ! Anisette ! Anisette !’ Combien le verre ? je demande. Le tavernier me fait : Six pfennigs. Amène, je lui dis – et ce qui m’est arrivé ensuite, j’en ai aucune idée. »

 

 

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Anecdote de la dernière guerre

 

Le plus énorme mot d’esprit à avoir peut-être, depuis que le monde est monde, franchi les lèvres d’un mortel, a été prononcé au cours de la dernière guerre par un tambour ; un tambour de l’ancien régiment Puttkamer, me semble-t-il ; un homme, on va l’entendre, qui n’a d’égal ni dans l’histoire de Rome ni dans celle des Grecs. Il avait, après la débandade de l’armée prussienne à Iéna, déniché un fusil avec lequel il se faisait fort de prolonger la guerre ; si bien qu’après avoir, sur la grand-route, couché et dépouillé tout ce qui passait de Français à portée de canon, il fut saisi par une troupe de gendarmes français qui l’avaient dépisté, traîné jusqu’à la ville et, comme de juste, condamné à être fusillé. Lorsqu’il eut pénétré sur la place où devait avoir lieu l’exécution, et vu que tout ce qu’il pouvait dire pour sa défense était en vain, il demanda une faveur au colonel qui commandait le détachement ; et comme ce colonel, les officiers qui l’entouraient se rapprochant avec une vive curiosité, lui demanda ce qu’il voulait ? il baissa son pantalon, et demanda qu’on voulût bien lui tirer dans le … pour que sa peau ne reçût pas de trou. – En quoi il faut noter ce trait proprement shakespearien que le tambour, avec son mot d’esprit, ne sortait pas de son domaine de compétence.

 

 

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Énigme

 

Un jeune docteur en droit et une chanoinesse, dont personne ne savait qu’ils étaient en relation, se trouvaient un jour chez le commandant de la ville, dans une société nombreuse et très en vue. Cette dame jeune et belle portait, selon la mode de l’époque, une petite mouche noire sur le visage, juste au-dessus de la lèvre, du côté droit de la bouche. Un hasard voulut que la compagnie quitte la pièce un instant, en sorte que le docteur et ladite dame y restèrent seuls. Au retour de la compagnie, on s’aperçut, au grand trouble de tous, que la mouche était sur le visage du docteur : au-dessus de la lèvre, là encore, mais du côté gauche de la bouche. –

(La solution au prochain numéro.)

 

 

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Anecdote

 

Deux célèbres boxeurs anglais, l’un natif de Portsmouth et l’autre de Plymouth, qui avaient depuis des années entendu parler l’un de l’autre sans jamais se rencontrer, décidèrent, un jour qu’ils se croisèrent à Londres, de donner un combat public pour décider à qui reviendrait le titre de champion. Ils se postèrent donc face à face les poings serrés, sous le regard de la foule, dans le jardin d’une taverne ; et lorsque, après quelques instants, celui de Plymouth cogna si fort celui de Portsmouth à la poitrine qu’il en cracha du sang, ce dernier s’écria en s’essuyant la bouche : bravo ! – Mais quand, après qu’ils eurent repris leur place, celui de Portsmouth, de son poing droit, eut cogné celui de Plymouth si fort au ventre qu’il en tomba à la renverse les yeux révulsés, ce dernier s’écria : pas mal non plus – ! Sur quoi la foule qui les entourait poussa des cris de joie, et, tandis que celui de Plymouth, blessé aux entrailles, était emporté mort, on décerna à celui de Portsmouth le titre de champion. – Mais celui de Portsmouth, dit-on, mourut à son tour le lendemain des suites d’une hémorragie.

 

 

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Anecdote

 

Un capucin accompagnait un Souabe à l’échafaud sous une forte pluie. Chemin faisant, le condamné se plaignit plusieurs fois à Dieu de devoir arpenter un chemin si amer par ce temps maussade et cruel. Le capucin voulut le consoler par des paroles chrétiennes : qu’as-tu à te plaindre, vaurien, tu n’as que l’aller à faire ; alors que moi, par ce temps-là, je devrai en plus faire la route en sens inverse. – Celui qui sait combien un retour d’exécution peut être morne, même par une belle journée, celui-là ne trouvera pas le mot du capucin si bête.

 

 

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Un nouveau Werther (plus chanceux)

 

Il y avait à L…e, en France, un jeune commis de magasin, Charles C…, qui aimait en secret la femme de son patron, un négociant riche mais âgé du nom de D… Honnête et vertueuse comme il connaissait cette femme, il n’entreprenait rien pour s’en faire aimer en retour : d’autant qu’il était lié à son patron par les nœuds du respect et de la gratitude. La femme, à laquelle son état, qui menaçait de nuire à sa santé, inspirait de la compassion, avait engagé son mari à l’éloigner de chez eux sous un prétexte quelconque ; le mari avait repoussé de jour en jour un voyage auquel il le destinait, et finalement déclaré tout de bon qu’il ne pouvait se passer de lui à son comptoir. Un jour, ce monsieur D… partit avec sa femme chez un ami, à la campagne ; il laissa le jeune C.… chez eux pour qu’il s’occupe des affaires du magasin. Ce soir-là, à l’heure où tout est déjà endormi, le jeune homme s’apprête – j’ignore poussé par quels sentiments – à sortir pour une dernière promenade à travers le jardin. Il passe devant la chambre de la femme aimée, s’arrête, pose la main sur la poignée, ouvre la porte : son cœur déborde à la vue de ce lit où elle repose chaque jour, et, en un mot, après maint tiraillement, il commet la folie, puisqu’aussi bien personne ne le voit, de se déshabiller et de se glisser entre les draps. Pendant la nuit, alors qu’il dort depuis des heures d’un sommeil doux et paisible, le couple revient à l’improviste, pour une raison qu’il est indifférent de préciser ici ; et comme le vieillard et sa femme pénètrent dans la chambre, ils trouvent là le jeune C…, qui, réveillé en sursaut, se redresse à moitié dans le lit. La honte et le désarroi le saisissent à leur vue ; et tandis que les époux font demi-tour, interdits, et disparaissent dans la pièce attenante d’où ils sont venus, lui se lève et s’habille ; il se faufile dans sa chambre, plus mort que vif, écrit à la femme un billet où il lui explique l’incident, et, s’emparant d’un pistolet pendu la cloison, se tire une balle dans la poitrine. En ce point, son histoire semble devoir s’achever ; et toutefois (assez curieusement) elle n’en est qu’à son tout début. Car au lieu de le tuer lui, le jeune homme, auquel il était destiné, le coup de feu donne au vieillard une attaque d’apoplexie dans la pièce voisine : monsieur D… expira au bout de quelques heures, après que tout l’art des médecins appelés à son chevet eut échoué à le tirer d’affaire. Cinq jours plus tard, alors que monsieur D… était déjà enterré bel et bien, le jeune C…, auquel la balle avait traversé le poumon sans mettre sa vie en péril, se réveilla : et qui saura nommer – mais comment dire, sa douleur ou sa joie ? lorsqu’il apprit ce qui s’était produit et se retrouva dans les bras de la femme pour qui il avait voulu se donner la mort ! Au bout d’un an, cette femme l’épousa ; et tous deux vivaient encore en 1801, où leur famille, comme le rapporte une connaissance, ne comptait pas moins de quinze enfants.

 

 

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Contribution à l’histoire naturelle de l’être humain

 

En 1809, on a signalé en Europe deux curieux spécimens humains de nature opposée : le premier est une femme dite insensible au feu, du nom de K a  r o l  i n e  K o p i n i, le second une incroyable buveuse d’eau du nom de C h a r t r e t, originaire de Courton, en France. L’une buvait de l’huile bouillante, se lavait le visage et les mains à l’acide et même au plomb fondu, marchait pieds nus sur une grosse plaque de fer chauffée à blanc, tout cela sans éprouver de douleur. L’autre boit depuis ses huit ans vingt pots d’eau tiède par jour ; en boit-elle moins qu’elle tombe malade, éprouve des piqûres au côté et sombre dans une forme d’engourdissement. – D’ailleurs, elle est saine de corps et d’esprit, et elle avait cinquante-deux ans il y a deux ans.

 

 

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Curieuse affaire judiciaire en Angleterre

 

On sait qu’en Angleterre, tout accusé a pour juges douze jurés de même condition que lui dont le verdict se doit d’être unanime et qui, afin que les délibérés ne s’étirent pas trop en longueur, restent enfermés sans boire ni manger jusqu’à tomber d’accord. Deux gentlemen habitant à quelques milles de Londres avaient eu une très violente altercation en présence de témoins ; le premier avait menacé le second, ajoutant qu’il se repentirait de sa conduite dans les vingt-quatre heures qui suivraient. Ce soir-là, on retrouva ce second gentilhomme abattu d’un coup de feu ; les soupçons se portèrent naturellement sur l’auteur des menaces. On l’enferma, le procès eut lieu, d’autres indices furent produits, et onze des jurés le condamnèrent à mort ; seul le douzième se refusa obstinément à approuver le verdict, parce qu’il jugeait l’homme innocent.

Les autres lui demandèrent d’énoncer ses raisons ; mais il refusa d’en dire plus, sans démordre de son avis. La nuit était déjà très avancée, et la faim tenaillait les juges ; l’un d’eux, en se levant, finit par dire que mieux valait acquitter un coupable que de laisser mourir de faim onze innocents ; on vota donc pour la grâce, tout en notant les circonstances qui avaient obligé la cour à rendre cette conclusion. Le public se ligua contre l’entêté ; l’affaire fut portée devant le roi, qui demanda à lui parler ; le gentilhomme parut et, après avoir obtenu la parole du roi que sa sincérité serait sans conséquence pour lui, il raconta que, revenant de la chasse la nuit venue, il avait laissé partir un coup de fusil et tué malencontreusement l’autre gentilhomme, qui se trouvait derrière un buisson. Comme il n’y avait, poursuivit-il, de témoins ni de mon crime ni de mon innocence, j’ai décidé de me taire ; mais quand j’ai su qu’on accusait un innocent, j’ai tout fait pour être dans le jury ; presque résolu à mourir de faim plutôt qu’à laisser périr l’accusé. Le roi tint parole, et le gentilhomme fut gracié.

 

 

©éditionsAllia

 

 

Les présents textes ont tous paru entre début octobre 1810 et fin mars 1811 dans les Berliner Abendblätter. Ce quotidien berlinois fondé par Kleist lui-même fit sensation grâce à son ton très neuf, à mi-chemin de ce qu’on appellerait aujourd’hui presse culturelle et presse à sensation. On le considère aujourd’hui comme un jalon dans l’histoire de la presse allemande.

L’anonymat de nombre de contributions, l’emprunt de certaines d’entre elles à d’autres journaux et le rôle de rédacteur de Kleist, qui l’amenait à les retoucher toutes, rendent difficile de savoir desquelles il est authentiquement l’auteur. Les philologues lui attribuent quelque 150 textes en 153 numéros. Parmi eux, une trentaine de textes que la critique a distingués sous le nom d’Anecdotes. Elles paraîtront sous ce titre aux éditions Allia au deuxième semestre de cette année.

Si la force interne de ces proses en fait des œuvres à part entière, leur thème autant que leur tonalité sont fortement déterminés par leur contexte de parution. Dans leurs tendances transgressives, on peut autant lire un écho aux autres pièces et nouvelles de l’auteur qu’une façon de flatter chez le public un goût pour le sensationnel. Surtout, nombre de ces textes sont inséparables de la situation politique de la Prusse d’alors, État au bord du gouffre après son écrasante défaite à Iéna face à Napoléon.

La censure d’une monarchie aux abois, la concurrence malveillante de deux hebdomadaires déjà installés à Berlin, et aussi la gestion pour le moins aventureuse de Kleist, eurent raison du journal au bout de six mois d’existence. Kleist, déjà éprouvé par de nombreuses crises, sortit de cet échec endetté, humilié, privé de soutien et d’air. Six mois plus tard, à 34 ans, il se suicidait sur la rive du Wannsee.

 

 

Un grand merci aux éditions Allia de nous avoir autorisés à publier ces textes rares de Kleist traduits par Régis Quatresous.
Régis Quatresous est le traducteur des trois volumes de la biographie de Kafka par Reiner Stach, parue entre 2023 et 2024 aux éditions du Cherche Midi. Il a également publié des traductions d’écrits sur l’art à L’Atelier contemporain.
Il a publié des proses de Kafka dans le premier numéro de Poesibao III et nous avons fait un entretien avec lui sur ce même site au sujet de son travail avec Reiner Stach.