Franz Kafka « Liasse de 1920 », traductions inédites de Régis Quatresous


Régis Quatresous, traducteur de la biographie de Kafka par Reiner Stach, propose des traductions inédites de textes brefs de Kafka.


Kafka, des traductions inédites signées Régis Quatresous

 


Qui est-ce ? Qui passe sous les arbres du quai ? Qui est perdu sans retour ? Qui ne peut plus être sauvé ? Sur la tombe de qui pousse l’herbe ? Des rêves sont venus, ils sont venus en remontant le fleuve, par une échelle ils montent sur le quai. On s’arrête, on discute avec eux, ils savent certaines choses, d’où ils arrivent est la seule chose qu’ils ne sachent pas. Il fait très doux en cette soirée d’automne. Ils se tournent vers le fleuve et ils lèvent les bras. Pourquoi levez-vous les bras au lieu de vous en servir pour nous enlacer ?





À vrai dire, toute cette histoire ne me touche pas beaucoup. Je suis allongé dans mon coin, je regarde autant qu’on peut regarder en étant allongé, j’écoute dans la mesure où j’arrive à comprendre, et pour le reste je vis depuis des mois dans un état crépusculaire en attendant la nuit. Tout autre mon compagnon de cellule, un homme inflexible, un ancien capitaine. Je me mets à sa place. Il pense que sa situation ressemble à celle d’un explorateur du pôle tristement congelé quelque part mais qu’on va sauver à coup sûr ou, plus exactement, qui est déjà sauvé, comme on peut le lire dans l’histoire des expéditions polaires. Surgit alors le dilemme suivant : Qu’on le sauvera ne fait pas de doute pour lui ; on le sauvera qu’il le veuille ou non, simplement en vertu du poids décisif de sa personnalité ; mais faut-il qu’il le souhaite ? Qu’il le souhaite ou qu’il ne le souhaite pas ne fera aucune différence, on le sauvera de toute façon, mais reste la question de savoir s’il doit en plus le souhaiter. Cette question en apparence si marginale le préoccupe, il l’examine de part en part, il me l’expose, nous en discutons. Le sauvetage lui-même, nous n’en parlons pas. Pour son sauvetage, il a l’air de se contenter de ce petit marteau qu’il s’est procuré je ne sais comment, un martelet tout juste bon à enfoncer des pointes dans une planche à dessin, on ne pourrait rien en tirer de plus, mais justement, il ne lui demande rien, sa seule possession le ravit. Parfois, il s’agenouille près de moi et il me colle sous le nez ce marteau que j’ai vu mille fois, ou bien il prend ma main, l’étale par terre et me martèle tous les doigts l’un après l’autre. Il sait que ce marteau n’entamerait même pas le mur, ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il veut, il se contente de caresser quelquefois les cloisons avec son marteau, comme s’il pouvait donner ainsi le signal qui mettra en mouvement la grande machinerie toute prête du sauvetage. Ça ne se passera pas exactement comme ça, le sauvetage aura lieu en son temps, indépendamment du marteau, mais c’est malgré un petit quelque chose, quelque chose de tangible, une garantie, quelque chose qu’on peut embrasser comme on n’embrassera jamais le sauvetage lui-même.
Sans doute, on peut dire que la prison a rendu fou le capitaine. Son horizon est si restreint qu’il n’a plus de place pour une autre pensée.





Plongé dans la nuit. Ainsi qu’on penche parfois la tête pour réfléchir, être plongé tout entier dans la nuit. Aux alentours les hommes dorment. Une petite comédie, l’illusion innocente qu’ils dorment dans des maisons, couchés dans des lits fermes sous des toits fermes ou recroquevillés sur des matelas, dans des draps, sous des couvertures, en vérité ils se sont assemblés comme une fois jadis et une fois par la suite dans une région déserte, un campement à l’air libre, une foule à perte de vue, une armée, un peuple, sous un ciel froid, sur une terre froide, jeté bas à l’endroit où l’on se tenait, le front contre le bras, le visage contre le sol, le souffle régulier. Et toi, tu veilles, tu es un des veilleurs, tu trouves le prochain en agitant en l’air une branche enflammée tirée du feu près de toi. Pourquoi veilles-tu ? Il faut que quelqu’un veille, dit-on. Il faut que quelqu’un soit là,





Sur la question des lois
Nos lois ne sont hélas pas connues de tous, elles sont le secret du petit groupe nobiliaire qui nous dirige. Nous sommes convaincus que ces lois anciennes sont observées avec exactitude, mais c’est tout de même un supplice que d’être dirigé selon des lois qu’on ne connaît pas. Je ne fais pas allusion aux différences d’interprétation possibles, ni aux désavantages qu’il y a à ce que quelques-uns seulement et non le peuple tout entier puissent prendre part à l’interprétation. Ces désavantages ne sont peut-être pas très grands. Les lois sont si anciennes, des siècles entiers ont contribué à les interpréter, cette interprétation elle-même a déjà dû devenir loi, les éventuelles libertés dans l’interprétation existent certes toujours, mais sont très limitées. Et puis, la noblesse n’a de toute évidence aucune raison de laisser ses propres intérêts l’influencer à nos dépens dans l’interprétation, puisque les lois ont été fixées dès le début en faveur de la noblesse, la noblesse se trouve en-dehors de la loi et c’est précisément pour cette raison que la loi semble s’être livrée exclusivement entre les mains de la noblesse. Il y a en cela de la sagesse, bien sûr – qui doute de la sagesse des vieilles lois ? –, mais aussi un supplice pour nous, c’est certainement inévitable.
Du reste, l’existence même de ce qui semble être des lois ne peut être que supposée. La tradition veut qu’elles existent et soient confiées à la noblesse comme son secret, mais ce n’est là rien de plus et ne peut être rien de plus qu’une tradition ancienne et rendue digne de créance par son ancienneté, car le caractère de ces lois exige que leur existence aussi reste un secret. Si donc nous, le peuple, nous observons attentivement les faits et les gestes de la noblesse depuis les temps les plus anciens, si nous disposons à ce sujet des écrits de nos aïeux, que nous poursuivons  consciencieusement, si nous croyons reconnaître dans ces faits innombrables certains principes qui portent à conclure à telle ou telle disposition de la loi, et si nous cherchons, une fois ces conclusions minutieusement filtrées et mises en ordre, à nous organiser un peu pour le présent et pour l’avenir – tout cela est en fait extrêmement douteux et n’est peut-être rien de plus qu’un jeu de l’entendement, car ces lois que nous cherchons ainsi à deviner n’existent peut-être même pas. Il y a une petite faction qui est bel et bien de cet avis et qui cherche à prouver que, s’il existe une loi, elle ne peut être que celle-ci : Est loi ce que fait la noblesse. Cette faction ne voit partout qu’actes arbitraires de la noblesse et rejette la tradition du peuple, qui ne génère selon elle qu’un bénéfice maigre et hasardeux et, dans l’ensemble, un grave préjudice, car elle donne au peuple, en ce qui concerne l’avenir, des certitudes fausses et trompeuses qui le portent à la frivolité. Ce préjudice est indéniable, mais la très grande majorité du peuple voit sa cause dans le fait que la tradition est encore loin de suffire, qu’il faut donc l’étudier encore bien davantage et qu’en réalité même son contenu, si énorme qu’il nous paraisse, est encore bien trop mince, et qu’il faudra encore des siècles avant qu’il ne suffise. Dans cette perspective sombre pour notre présent, l’unique lumière est la croyance selon laquelle un jour viendra où la tradition et son étude, reprenant pour ainsi dire leur souffle, mettront le point final, où tout deviendra clair, où la loi reviendra au peuple et où la noblesse disparaîtra. Ces choses ne sont pas dites par haine de la noblesse, pas du tout, par personne, ce serait plutôt nous-mêmes que nous haïssons, parce que nous ne sommes pas encore dignes de la loi. Et c’est en fait pour cela que cette fameuse faction, tout de même très séduisante d’un certain point de vue, qui ne croit pas à l’existence de la loi, est restée si petite – parce qu’elle aussi reconnaît la noblesse et le bien-fondé de son existence. On ne peut en fait l’exprimer que par une sorte de contradiction : Une faction qui, en plus de la croyance à l’existence la loi, rejetterait la noblesse, aurait aussitôt derrière elle le peuple tout entier, mais une telle faction ne peut pas voir le jour, car personne n’ose rejeter la noblesse. C’est sur le fil de cette lame que nous vivons. Un écrivain l’a un jour résumé de la sorte : La seule loi visible et indubitable qui nous est imposée, c’est la noblesse, et cette unique loi, nous voudrions nous en priver ?





Il y avait sur la table une grosse miche de pain. Père arriva avec un couteau et voulut la couper en deux. Mais alors même que le couteau était massif et acéré, que le pain n’était ni trop mou ni trop dur, le couteau ne put le trancher. Nous, les enfants, nous levâmes vers père un regard étonné. Il dit : « Qu’est-ce qui vous étonne ? N’est-il pas plus étrange de réussir que de ne pas réussir ? Allez dormir, je vais peut-être quand même finir par y arriver. » Nous allâmes nous coucher, mais, de temps à autre, à différentes heures de la nuit, tel ou tel d’entre nous se redressa dans le lit et tendit la nuque pour voir père, cet homme grand, dans sa longue robe de chambre, en appui sur sa jambe droite, chercher à enfoncer le couteau dans le pain. Quand nous nous réveillâmes tôt le matin, père reposait justement le couteau et il dit : « Vous voyez, je n’ai pas encore réussi, tellement c’est dur. » Nous voulûmes nous distinguer en essayant nous-mêmes, et il nous laissa faire, mais c’est à peine si nous pûmes soulever le couteau dont le manche était d’ailleurs presque chauffé à blanc par la main de notre père, il se cabrait pour ainsi dire dans notre main. Père rit et dit : « Laissez tomber, je vais en ville, je réessaierai de le découper ce soir. Ce n’est pas une miche de pain qui me tiendra tête. Il faudra bien qu’elle se laisse découper à la fin ; tout ce qu’elle peut faire, c’est de résister ; qu’elle résiste donc. » Mais alors qu’il disait cela, le pain se contracta, comme se contracte la bouche d’un homme prêt à tout, et devint un tout petit pain.





Je lutte ; personne ne le sait ; certains le devinent, c’est inévitable ; mais personne ne le sait. Je m’acquitte de mes obligations de chaque jour ; on peut me reprocher un peu de distraction, mais pas beaucoup. Tout le monde lutte, bien sûr, mais je lutte plus que d’autres, la plupart luttent comme en dormant, comme on agite la main en rêve pour chasser une apparition, mais moi je me suis avancé et je lutte dans un engagement réfléchi, très minutieux, de chacune de mes forces. Pourquoi me suis-je avancé hors de cette foule, bruyante en soi mais silencieuse à faire peur dans ces circonstances ? Pourquoi ai-je attiré l’attention ? Pourquoi me suis-je retrouvé sur la première liste de l’ennemi ? Je ne sais pas. Une autre vie ne me semblait pas digne d’être vécue. L’histoire de la guerre nomme les gens comme moi des soldats par nature. Et cependant c’est autre chose, je n’espère pas la victoire et ce n’est pas le combat pour le combat qui me réjouit, il me réjouit seulement parce que c’est l’unique chose à faire. Mais en tant que tel, il me réjouit au-delà de ce que je peux réellement savourer, au-delà de ce que je peux offrir, peut-être n’est-ce pas la lutte mais cette joie qui causera ma perte.





Poséidon était assis à son bureau et faisait des comptes. Administrer les océans était un travail sans fin. Il aurait pu avoir autant d’aides qu’il voulait, et d’ailleurs il en avait beaucoup, mais, comme il prenait sa charge très au sérieux, il refaisait tous les comptes lui-même et ses aides, pour finir, ne l’aidaient pas beaucoup. On ne peut pas dire que ce travail le réjouissait, il s’en acquittait seulement parce qu’il lui était dévolu, il en avait même déjà sollicité de plus joyeux, comme il disait, mais chaque fois qu’on lui proposait autre chose, il s’avérait que rien ne lui parlait autant que sa charge actuelle. C’était d’ailleurs très difficile de lui trouver autre chose. On ne pouvait tout de même pas, disons, lui attribuer une seule mer ; sans même parler du fait que le travail de comptabilité n’aurait pas été moindre, mais seulement amoindrissant pour lui, le grand Poséidon ne pouvait qu’occuper un poste dominant. Et si on lui offrait un poste hors de l’eau, cette simple idée le faisait tourner de l’œil, son divin souffle s’emballait, son torse d’airain palpitait. Du reste, on ne prenait pas ses plaintes trop au sérieux ; quand un puissant vous harcèle, il faut lui donner l’impression de vouloir céder même dans les cas les plus irrémédiables ; au fond, personne ne songeait à relever Poséidon de sa charge, on l’avait nommé dieu des mers dès le commencement et il fallait en rester là.
Il enrageait surtout – c’était la principale cause de son mécontentement – quand il apprenait quelle image on se faisait de lui, comme quoi, par exemple, il ne faisait que se pavaner sur les flots avec son char et son trident. Pendant ce temps, il était assis là, à faire sans trêve des comptes au fond des mers, seule une visite à Jupiter de temps à autre rompait cette monotonie, visite dont il revenait d’ailleurs furieux le plus souvent. Au total, il avait à peine vu la mer, ou seulement en vitesse pendant l’ascension de l’Olympe, et il ne l’avait jamais réellement parcourue. Il avait coutume de dire qu’il attendait la fin du monde, qu’alors il se trouverait bien un moment de calme, où, juste avant la fin, après contrôle du dernier calcul, il pourrait faire un petit tour.





Au début, le chantier de la tour de Babel se déroula en assez bon ordre ; en trop bon ordre peut-être, on s’occupait trop des panneaux, des interprètes, de l’hébergement des travailleurs et des chemins d’accès, comme si l’on avait eu devant soi des siècles entiers pour ce travail. En fait, selon l’opinion dominante, on n’aurait pu construire trop lentement ; et il n’était pas besoin d’exagérer beaucoup cette opinion pour craindre de poser ne serait-ce que les fondations. C’est qu’on argumentait ainsi : L’essentiel, dans toute cette entreprise, est l’idée de construire une tour qui monte jusqu’au ciel. À côté de cette idée, tout est accessoire. L’idée, une fois saisie dans toute sa grandeur, ne peut plus disparaître ; tant qu’il y aura des hommes, ce désir puissant d’achever la tour subsistera. De ce point de vue, il ne faut pas s’inquiéter de l’avenir, au contraire, les connaissances humaines s’accroissent, l’architecture a progressé et progressera encore, un travail qui nous demande aujourd’hui un an, dans cent ans se fera peut-être en six mois, et mieux d’ailleurs, de façon plus durable. Alors à quoi bon se démener dès aujourd’hui jusqu’aux limites de ses forces ? Cela n’aurait de sens que si l’on pouvait espérer construire la tour en l’espace d’une génération. Or justement, il ne fallait pas y compter. On inclinait plutôt à croire que la génération suivante, avec ses connaissances perfectionnées, trouverait mauvais le travail de la génération précédente, et raserait ce que celle-ci aurait construit pour tout recommencer. De telles pensées minèrent les forces et, plus que du chantier de la tour, on s’occupa du chantier de la ville des travailleurs. Chaque délégation voulut avoir le plus beau cantonnement, de là naquirent des querelles qui culminèrent dans de sanglants combats. Ces combats ne cessèrent plus ; ils donnèrent aux dirigeants un nouvel argument pour dire que la tour, faute désormais de la concentration requise, devait être bâtie très lentement ou, mieux encore, une fois seulement la paix revenue. Le temps ne se passait certes pas qu’en combats ; pendant les trêves, on embellissait la ville, par quoi on suscitait toutefois de nouvelles jalousies et de nouveaux combats. Ainsi vécut la première génération, mais il n’en alla pas autrement des suivantes, seul leur savoir-faire ne cessait de s’accroître, et avec lui la soif de combats.
À quoi s’ajouta que l’absurdité du chantier de la tour céleste fut reconnue dès la deuxième ou la troisième génération ; mais on était déjà beaucoup trop lié les uns aux autres pour quitter la ville. Tout ce que cette ville a produit de légendes et de chansons est plein de l’espérance d’un jour prophétique où un poing gigantesque la pulvérisera de cinq coups rapides portés l’un après l’autre. C’est pour cela qu’un poing figure aux armes de la ville.





« N’est-ce pas moi le pilote ? » m’écriai-je. « Toi ? » demanda un homme obscur, haut de taille, en se passant la main sur les yeux comme pour dissiper un rêve. J’avais tenu la barre dans cette nuit obscure, la faible lueur de la lanterne au-dessus de ma tête, et voilà que cet homme était venu pour m’écarter. Et comme je ne bougeais pas, il me posa son pied sur la poitrine et marcha lentement sur moi tandis que je m’accrochais aux rayons de la barre et la disloquais entièrement dans ma chute. Mais alors l’homme s’en saisit et la remit en place ; moi, il me poussa d’un coup de pied. Je me repris bientôt, je courus à l’écoutille de la salle d’équipage et je criai : « Mon équipage ! Camarades ! Venez vite ! Un étranger m’a chassé de la barre ! » Ils vinrent lentement, montèrent les marches jusqu’au pont, silhouettes massives, lasses et vacillantes. « Est-ce moi le pilote ? » demandai-je. Ils acquiescèrent mais n’avaient d’yeux que pour l’étranger, ils se tenaient en demi-cercle autour de lui et, sur son ordre : « Ne me dérangez pas », ils se rassemblèrent, me firent un signe de tête et redescendirent l’escalier. Quels sont ces gens ! Pensent-ils parfois ou ne font-ils que se traîner sans but à la surface de la terre ?





C’était un vautour qui me becquetait les pieds. Mes bottes, mes bas, il les avait déjà ouverts, à présent il becquetait directement mes pieds. Il frappait, voletait farouchement plusieurs fois autour de moi, puis se remettait à son travail. Un monsieur passa, regarda un instant et demanda pourquoi je me laissais faire par le vautour. « C’est que je suis sans défense, dis-je, il est venu et a commencé à me donner des coups de bec, alors j’ai voulu le chasser, bien entendu, j’ai même essayé de l’étrangler, mais ces animaux sont très forts, et puis il s’est mis à me sauter au visage, j’ai préféré sacrifier mes pieds. Et maintenant, voilà, ils sont déjà presque en lambeaux. » « Se laisser torturer comme ça, dit le monsieur. Un coup de fusil et c’en est fini de ce vautour. » « Vraiment ? demandai-je. Et vous seriez prêt à vous en occuper ? » « Avec plaisir, dit le monsieur, il faut simplement que je passe à la maison pour prendre mon fusil. Vous pouvez tenir encore une demi-heure ? » « Je ne sais pas », dis-je, et je me figeai un instant sous l’effet de la douleur. Puis je dis : « S’il vous plaît, essayez de toute façon. » « D’accord, dit le monsieur, je me dépêche. » Le vautour avait tranquillement écouté cette conversation en faisant aller et venir ses regards entre le monsieur et moi. Je vis alors qu’il avait tout compris, il s’envola, se cambra très en arrière pour prendre assez d’élan, puis, tel un lanceur de javelot, par ma bouche il enfonça son bec profondément en moi. Basculant sur le dos, je le sentis avec soulagement se noyer sans remède dans mon sang, qui remplissait toute profondeur, débordait toute rive.





Rien qu’un mot. Rien qu’une demande. Rien qu’un mouvement de l’air. Rien qu’une preuve que tu vis encore et attends. Non, pas une demande, rien qu’un souffle, pas un souffle, rien qu’être prêt, pas être prêt, rien qu’une pensée, pas une pensée, rien qu’un profond sommeil.





« Hélas, disait la souris, le monde est plus étroit de jour en jour. Il a d’abord été si vaste que j’ai eu peur, j’ai continué à courir et j’ai été heureuse de voir deux murs surgir au loin de droite et de gauche, mais ces longs murs se précipitent si vite l’un contre l’autre que me voilà déjà dans la dernière pièce, et là-bas dans le coin est le piège où je me précipite. » – « Tu n’as qu’à changer le sens de ta course », dit le chat, et il la dévora.





Rien, rien qu’une image, rien d’autre, oubli total.





Un philosophe traînait toujours aux endroits où les enfants jouaient. Et dès qu’il voyait un garçon qui avait une toupie, il se postait en embuscade. À peine la toupie était-elle en mouvement que le philosophe courait derrière pour l’attraper. Les cris et les tentatives des enfants pour l’éloigner de leur jouet ne l’arrêtaient pas ; dès qu’il attrapait la toupie en mouvement, il était heureux, mais un instant seulement, après quoi il la jetait par terre et s’éloignait. Il croyait en effet que la connaissance de chaque petite chose, y compris par exemple une toupie en mouvement, suffisait pour avoir la connaissance du tout. C’est pourquoi il ne se consacrait pas aux grands problèmes, cela lui semblait trop peu économique ; dès lors qu’on connaissait vraiment la plus petite des choses, on connaissait tout, aussi ne se consacrait-il qu’à cette toupie en mouvement. Et dès qu’on s’apprêtait à mettre la toupie en mouvement, il se mettait à espérer, ça marcherait cette fois ; et la toupie une fois en mouvement, tandis qu’à bout de souffle il courait après elle, cet espoir devenait certitude ; mais quand ensuite il se retrouvait ce bête bout de bois à la main, un malaise le prenait, et les cris des enfants, qu’il n’avait pas entendus jusque-là et qui retentissaient alors d’un coup à ses oreilles, le mettaient en fuite, il titubait comme une toupie sous les coups d’un fouet maladroit.

©Régis Quatresous

Ces fragments sont extraits de ce que la philologie kafkaïenne a coutume de nommer « liasse de 1920 » : soit une cinquantaine de feuillets écrits entre août et décembre de cette année-là. Chronologiquement, ils se situent entre les phases de rédaction de la Lettre au père (1919) et du Château (1922) et sont contemporains de la fin de la relation avec Milena Jesenská. On y retrouve la même diversité d’écritures – récits, méditations, sentences, dialogues, fragments de lettres – que dans d’autres cahiers et brouillons de Kafka. Aucun de ces textes ne parut du vivant de l’auteur. Il intégra certains d’entre eux à l’ensemble que nous appelons aujourd’hui « aphorismes de Zürau » ; d’autres, qui semblent achevés, furent publiés de façon posthume par Max Brod, qui leur donna un titre et contribua à leur célébrité ; la plupart sont très peu connus. La présente sélection, à peu près purement subjective, mêle textes « canoniques » et fragments moins célèbres.



Régis Quatresous vit à Strasbourg. Il est traducteur de l’allemand et de l’anglais. Dernièrement, il a traduit pour les éditions du Cherche Midi la biographie en trois tomes de Franz Kafka par Reiner Stach : Le temps des décisions (2023), Le temps de la connaissance (2023) et Les années de jeunesse (2024).
À lire dans le dernier numéro de la revue Europe (n° 1147-1148, novembre-décembre 2024) : « Le métier du biographe », un entretien avec Reiner Stach consacré aux ressorts et aux enjeux de l’écriture biographique