Boris Wolowiec propose une méditation autour du livre d’Aurélien Bellanger et de l’interprétation de Walter Benjamin que donne ce dernier.
Le Vingtième Siècle d’Aurélien Bellanger est un livre audacieux. Le choix de Walter Benjamin comme personnage axial d’un roman est une idée superbe. La composition du texte en mosaïque de lettres est subtile et belle. Cette structure en mosaïque a parfois l’élégance des grands livres de Milan Kundera. (Ou pour le dire de façon moins élogieuse, la composition du livre évoque des techniques romanesques proches de celles de Gide ou d’Umberto Eco.) Le Vingtième Siècle est un livre audacieux parce qu’il n’y a pas à notre époque beaucoup de romanciers aptes à élaborer des chapitres passionnants à propos de Karl Kraus comme de Steven Spielberg. Le livre est d’une intelligence et d’une rigueur constantes. Le lecteur évolue alors à l’intérieur d’un espace d’intelligence d’un rythme à la fois ample et méticuleux comme celui de Musil. (Il serait à ce propos intéressant de savoir ce qu’Aurélien Bellanger pense de l’œuvre de Musil.)
Le livre est aussi de manière plus indirecte et secondaire une évocation de la poésie française à la fin du XXème siècle. Avec le personnage de Patmos, Bellanger fait sans doute une allusion cryptée à Tarkos, quant au personnage de Messigné il évoquerait peut-être Messagier. L’attitude de Bellanger envers la poésie contemporaine est aussi âpre que drôle. La thèse de Bellanger à propos de la poésie c’est qu’il ne lui reste plus désormais qu’à se suicider allégoriquement en beauté.
Aurélien Bellanger a un aspect émouvant. Aurélien Bellanger semble en effet à chaque instant sidéré, ébahi, stupéfait par sa pensée même. A. Bellanger semble éberlué par sa propre intelligence. C’est comme s’il se tenait émerveillé devant son cerveau comme un enfant devant un nouveau jouet. Ce qu’Aurélien Bellanger révèle alors c’est l’enfance de la philosophie, comme il y a une enfance de l’art.
Le point de vue philosophique et même métaphysique de Bellanger, c’est celui de l’enfant caché. Le rêve de Bellanger c’est de s’extraire de la société des hommes afin d’examiner le monde du dehors comme si ce monde n’existait pas, comme si ce monde n’était qu’un rêve. « J’avais connu cela enfant, et ce serait sans doute aussi mon ressenti d’extrême vieillesse. Être caché quelque part, faire semblant de dormir, observer les autres bouger autour de moi comme si je n’étais plus de ce monde : je ne connais pas de sensation plus merveilleuse. »
L’enfant caché c’est aussi pour Bellanger l’enfant traducteur. « L’enfance n’est pas le but de la vie, mais l’instance retrouvée de traduction de celle-ci dans le langage des choses. » C’est là évidemment que le problème de ma relation avec l’œuvre de Bellanger se pose avec le plus d’intensité et de complexité. Je ressemble à Bellanger parce que comme lui j’affirme la valeur absolue de l’enfance. Je diffère profondément de Bellanger parce que je n’ai pas le sentiment que l’enfant comme outil de l’écriture, comme outil abstrait de l’écriture soit un enfant caché et un enfant traducteur. J’ai précisément à l’inverse le sentiment que l’enfance de l’imagination affirme l’enfant qui écrit sans jamais traduire, l’enfant monstrueux, l’enfant qui ne se cache pas, l’enfant qui montre à chaque instant son existence entre terre et ciel.
Bellanger a une imagination de l’architecture prodigieuse. Ce qui plait d’abord à Bellanger c’est la figure de l’architecture comme mise en abîme. La figure essentielle, décisive de l’écriture d’Aurélien Bellanger c’est celle de l’inversion architecturale, celle de l’inversion de la structure architecturale, de l’inversion non seulement du point de vue architectural mais de l’espace même de l’architecture. Non seulement Bellanger met en abime l’architecture, plus encore cette mise en abîme révèle aussi une manière de retourner l’architecture à la façon d’un prestidigitateur. « La bibliothèque comme boule à neige enfin retournée par la main même de celui qu’elle retenait captif. »
Ce que révèle à chaque instant Bellanger c’est un espace-Moebius, une architecture Moebius, architecture Moebius qui est aussi celle du langage. Pour Bellanger la tour de Babel survient aussi comme un anneau de Moebius, autrement dit il y a une tour de Moebius et un anneau de Babel.
Dans Le Vingtième Siècle, Bellanger évoque surtout l’architecture comme forme à la fois de l’hallucination et de l’allégorie, comme forme de l’hallucination allégorique. « L’essence de l’architecture comme fabrique allégorique – l’allégorie qu’on a souvent réduite à un élément du décor (…) en oubliant qu’elle était aussi un élément structurel. » Pour Bellanger, l’architecture donne à voir l’hallucination de la ruine, l’allégorie de la ruine, l’hallucination allégorique de la ruine. Ou pour le dire à la manière de Blanchot l’architecture donne à voir l’hallucination allégorique du désastre. « Je n’avais jamais aussi clairement saisi la nature mélancolique de l’architecture : ces bâtiments ne sont que l’empreinte de pas d’une créature innommée, invisible, gigantesque – peut-être l’allégorie de l’histoire elle-même. » « Et c’est là en dernier lieu, je crois, que s’ancre mon désir d’architecture. (…) Ce que je recherche, c’est la figure entière, le visage du temps – et il ne s’agit en aucun cas d’une métaphore, mais d’une allégorie. On sait qu’à la fin, il ne reste que des ruines, et c’est cela que j’ai envie de construire. Non pas pour elles-mêmes, mais parce qu’elles sont les empreintes en négatif d’une créature immense qui nous poursuit, de l’autre côté, depuis la nuit de temps : une créature pour laquelle les concepts de vie et de mort seraient inversés. » Cette hallucination allégorique de l’architecture c’est encore aussi la vision de l’architecture comme vêtement, comme vêtement de la ruine, comme parure, comme parure du désastre. « L’architecture comme vêtement démodé – la ville rêvée des architectes comme une immense, une déprimante friperie. »
De nombreuses phrases du livre donnent beaucoup à penser.
« Là où les aphorismes de Wittgenstein donnent l’impression qu’on est arrivé au bord du monde, que le penseur a fini son trajet, qu’après, il n’y a plus rien à dire, ceux de Benjamin donnent au contraire l’impression qu’on est au cœur des choses et que l’aventure ne fait que commencer. »
« Moses Mendelssohn, le contemporain de Kant. (…) Lui aussi avait compris que la raison n’était pas une limite mais un charme. »
Cette formule du charme de la raison est élégante. Ceux qui savaient aussi à leur manière cela c’étaient Diderot et Lichtenberg.
« La pop culture est profondément baroque. »
L’hypothèse est intéressante. Et c’est en effet l’enjeu esthétique du livre. Bellanger pense que la pop culture a un aspect baroque. Il y aurait alors une invention baroque du capitalisme.
« À se demander si ce n’était pas la chimie, habile à découvrir des liaisons nouvelles, qui n’était pas aujourd’hui la seule digne héritière du programme de Marx : non plus seulement comprendre le monde, mais le transformer. »
C’est en effet une idée (une intuition) superbe. Il serait alors temps d’inventer une chimie marxiste, une forme de chimie marxiste afin à la fois de catalyser l’homme et de transformer le monde ou qui sait à l’inverse afin de transformer l’homme et de catalyser le monde.
« La jeune femme qu’il avait fait disparaître sous nos yeux : une jeune femme nommée philosophie. »
La formule évoque l’anecdote de la première rencontre entre Derrida et Avital Ronell où celle-ci alors que Derrida lui demandait quel était son nom, s’était amusée à lui répondre par provocation Métaphysique.
La limite sans doute du livre de Bellanger, c’est d’avoir très largement atténué la dimension marxiste de Benjamin. Bellanger transmute subrepticement la pensée politique marxiste de Benjamin en pensée exclusivement messianique : « Benjamin a formé un concept de révolution original, un concept de révolution qui n’emprunterait plus ses termes au registre de la politique, mais à celui de la religion. » Justement non. Le concept de révolution de Benjamin et à la fois marxiste et messianique. Et précisément encore ce concept est messianique sans être religieux. L’enjeu de la pensée Benjamin c’est précisément de combattre la religion du capitalisme par une hybridation bizarre de marxisme et de messianisme.
Ce qui est malheureusement absent du livre de Bellanger, c’est la remarque géniale de Benjamin à propos du capitalisme comme religion, comme religion à culte incessant. « Le capitalisme comme religion. Le capitalisme est une religion purement cultuelle, peut-être la plus extrêmement cultuelle qu’il n’y ait jamais eu. Rien en lui n’a de signification qui ne soit immédiatement en rapport avec le culte, il n’y a ni dogme spécifique ni théologie…La durée du culte est permanente. Le capitalisme est la célébration d’un culte sans trêve et sans merci. »
(À ce propos pour le dire franchement, si je ne suis pas profondément benjaminien, c’est parce que je pense qu’il ne suffit pas de développer une théorie du messianisme ((l’ange de l’histoire etc.)) pour combattre le capitalisme. Il y a en effet aussi un angélisme du capitalisme. L’angélisme du capitalisme c’est sa tendance à la dématérialisation signalétique. L’angélisme du capitalisme c’est l’information. Le capitalisme devient une structure perverse de l’angélisme lorsqu’il devient un capitalisme de l’information et non plus de la production (ce dont Baudrillard a superbement parlé dans Pour une Critique de l’Économie politique du Signe).
Ce capitalisme angélique de l’information c’est justement celui auquel Bellanger croit. (Voir les passages apologétiques de l’information dans La Théorie de l’Information.)
Mais c’est cependant ce que ce livre a de passionnant. Pourquoi un auteur tel que Bellanger pour qui l’information est une valeur, une valeur à la fois sociale et esthétique décide d’écrire un livre à propos de Benjamin afin d’essayer de transformer Benjamin critique du capitalisme en un Benjamin prophète angélique du capitalisme.
Le livre de Bellanger devient alors un peu pervers. Benjamin n’y est plus pensé comme un critique du capitalisme, mais presque comme un apologiste messianique du capitalisme, comme un prophète du capitalisme, un prophète angélique du capitalisme. « Devenir-spectacle de la pensée de Benjamin – Benjamin qui se trouve résumé, comme un produit publicitaire, dans une demi-douzaine de slogans géniaux plus ou moins apocryphes. »
Bellanger note par exemple ceci aussi discutable qu’hypocrite. « C’est grâce à Benjamin que j’ai compris, pour le dire un peu brutalement, qu’il y avait plus d’espoir dans la moindre collection de jouets Happy Meal que dans toutes les œuvres de Marx. (…) Ce que Benjamin m’a appris, c’est que la révolution censée nous libérer de la réification était déjà advenue, quand nous étions enfants, et dans les choses elles-mêmes. (…) C’est qu’en venant, par le jouet, à la rencontre de l’enfance, le capitalisme a subi une mutation fatale et décisive : il est retourné dans le monde du rêve d’où il n’aurait jamais dû sortir. » Ou encore : « Que la réalité nouménale, les choses pures chères à Kant, étaient exclusivement et toutes entières contenues dans les objets encore neufs et jamais touchés des boutiques. » La marchandise devient alors l’accomplissement même de la métaphysique. Cette idée selon laquelle la marchandise et la publicité (autrement dit le capitalisme) sont une structure transcendante, la structure transcendante non seulement de la société mais du réel, de l’être même est aussi une idée d’E. Coccia. « Marchandise est le titre métaphysique le plus général et le plus diffus, le synonyme le plus banal de la catégorie d’objet. (…) On pourrait avancer avec une pointe d’ironie que l’In-der-Welt-Sein dont parlait Heidegger coïncide avec l’être-parmi-les-marchandises. » « L’espace métaphysique au sein duquel nous pouvons entrer en relation avec le bien (…) est la sphère des rapports que nous entretenons avec les choses que nous produisons, échangeons (…) et désirons. » Pour Bellanger et pour Coccia, l’idéologie capitaliste est devenue si obsédante, prégnante et indiscutable qu’ils confondent cette idéologie avec le monde même. Ils sont devenus incapables de penser et d’imaginer le monde en dehors de la structure capitaliste. Pour eux, le capitalisme n’est pas une structure historique, c’est un fondement, c’est le fondement de l’être, c’est le fondement immémorial de l’être. « Ces enseignes ne flottaient pas dans le vide, c’étaient elles qui servaient de fondations à la ville. » (Pourtant cette façon d’effacer l’histoire, Bellanger en a parfois le soupçon : « À force de vivre au milieu des forces déchainées de la marchandise, nous en aurions conçu une vision faussée et horriblement conservatrice de l’histoire. »)
Ce qu’accomplit alors Bellanger c’est une naturalisation de la marchandise et même une géologisation de la marchandise capitaliste. Bellanger désire nous convaincre que la société capitaliste dispose d’une puissance quasi géologique. « Il n’existe pas, à ma connaissance, de critiques de la marchandise (…) de spécialistes authentiques de ces objets que le volcan Hollywood a rejetés autour du globe. Et qui resteront là, bien serrés comme une couche géologique, longtemps après que le cinéma se sera éteint. »
Bellanger dit bien qu’à l’époque du krach de 1929 l’argent est mort. « Du point de vue de nos parents, c’était pire encore qu’une révolution, la révélation que ce à quoi ils avaient toujours cru n’existait pas. L’argent était mort : cela avait pour eux quelque chose de tragique et de nietzschéen. » Ce que Bellanger cependant ne dit pas, c’est que l’argent continue à dominer le monde en tant que mort. Ce qui organise la société capitaliste c’est la mort de l’argent (qui serait aussi sans doute pour proposer une inversion debordienne l’argent de la mort). Ce que développe alors Bellanger ce n’est rien d’autre que l’idée d’un argent divin ou d’une marchandise divine : « Cette réaction de Baudelaire devant un fétiche inconnu aperçu dans la vitrine d’un antiquaire : et si c’était le vrai Dieu. »
Bellanger fait comme si l’argent n’était plus rien d’autre qu’une sorte de collection de timbres pour enfant : « On voyait des billets partout, j’en ramassais dans la rue sur le chemin de l’école, de mon point de vue d’enfant, c’était la matérialisation d’un paradis bourgeois, la découverte quotidienne d’un trésor de pirate. (…) J’aimais l’argent en soi, pour les images qu’on trouvait dessus, pour leur incroyable sophistication graphique. »
À force d’insister sur la tendance mystique de Benjamin, son angélisme aussi, Bellanger laisse croire que les marchandises, les marchandises capitalistes ne sont finalement que des jouets, des jouets pour les anges disons. Bellanger préserve le mot enfer pour se faire théologiquement peur, mais il fait comme si la société capitaliste développait une sorte d’enfer féerique, où la souffrance reste modérée.
Pour Bellanger, Benjamin serait alors celui qui révèle que le capitalisme est certes un enfer mais un enfer vivable, un enfer confortable, et même un enfer heureux. Benjamin serait celui qui suggérerait qu’il faut imaginer l’enfer heureux. Enfer heureux autrement dit paradis de la mélancolie. Et c’est là que Bellanger reste finalement fidèle à Baudelaire. Cette remarque malgré tout très belle à propos de Baudelaire « Baudelaire livrant son existence aux rues parisiennes, et s’y laissant disséquer par le rythme bizarre de ses alexandrins aux rimes aussi lourdes que des choses : la voilà, je crois, la vraie théorie des correspondances. »
« Il faut considérer les écrits de Benjamin comme des spectacles de magie. » Il y a en effet une sorte de prestidigitation et de bluff dans la pensée de Benjamin, c’est un bluff de délicatesse, un bluff de subtilité, mais c’est un bluff quand même. Par cette magie des concepts, par cette tendance à la prestidigitation mentale, Benjamin ressemble parfois à Lacan.
Et il y a parfois aussi des ressemblances entre Benjamin et Chesterton par exemple d’abord surtout la manière de donner une intensité flagrante à la féerie. « Ce que nous montre Benjamin, c’est que le principal media de l’intellectuel, c’est lui-même, en tant qu’il est capable de donner à ses concepts un aspect féerique. »
Aurélien Bellanger fait en effet souvent comme si la société capitaliste proposait d’évoluer à l’intérieur d’un monde de jouets, d’un monde féerique de jouets. Cette idée est cependant un leurre. Chesterton le savait à l’inverse déjà quand il écrit par exemple cette phrase. « Le théâtre-jouet lui montrait de petites images de grandes choses, (…) les enseignes de la ville lui montrent de grandes images de petits objets. »
« Le public m’a posé quelques questions, notamment sur le marxisme de Benjamin. J’ai répondu que son œuvre en constituait le sauvetage esthétique. »
Ce sauvetage esthétique du marxisme c‘est plutôt le geste de l’écriture de Baudrillard. Ce n’est pas cependant ce que propose le livre de Bellanger. Ce qu’accomplit Bellanger ce serait plutôt une sorte d’effacement esthétique du marxisme, effacement esthétique du marxisme à travers une sorte de surréalisme des objets, à travers une sorte de surréalisme de la marchandise. C’est comme si pour Bellanger le capitalisme accomplissait le désir surréaliste, comme si la société capitaliste développait un surréalisme en acte, un pragmatisme surréaliste incessant. L’idée est discutable, elle peut cependant être défendue. La publicité ne cesse en effet d’employer des techniques surréalistes. « Ainsi le surréalisme, avec ses bric-à-brac remplis de mannequins, (…) de peignes en écaille, avec son culte rendu aux objets tout juste déclassés du monde industriel révélait, en signalant leur décès et leur transformation sous nos yeux de fossiles, qu’ils avaient peut-être été, dans le système capitaliste, plus vivants que nous. »
Parce que Bellanger atténue très largement l’aspect marxiste de Benjamin, il en arrive à prétendre que Spielberg est benjaminien et que le personnage de Ready Player One qui circule à reculons à l’intérieur du jeu vidéo du film est finalement comparable à l’ange benjaminien de l’histoire. « Spielberg a réalisé là son film le plus benjaminien, entre balade allégorique et exaltation ambigüe de la mémoire. »
Il est à ce propos à noter que Bellanger utilise une image semblable, celle de l’envers du gel afin d’évoquer la situation (au sens sartrien) de Karl Marx et du héros de Spielberg. « Comme s‘il avait été le premier à enfin comprendre Marx, et qu’il déambulait, comme un explorateur polaire, sur le sol gelé qui sépare les infrastructures de la superstructure – et ce sol gelé, c’était la verrière de de ces passages. » « Il partira cette fois en marche arrière, tombera dans une trappe et reparcourera le circuit à l’envers. À l’envers : sur sa face allégorique. De l’autre côté du lac gelé qu’est devenu le monde pétrifié de la pop culture. »
À cette différence près que si Marx marche à la surface du gel, le héros de Spielberg marche ou plutôt roule de l’autre côté de cette surface gelée. Et c’est pourquoi Karl Marx ressemble alors plus au Donkey Kong du film de Spielberg. La prestidigitation rhétorique du livre de Bellanger c’est de laisser croire que marcher à la surface du gel du capitalisme est déjà une façon d’en franchir le miroir. « Mais nous savions que c’était en marchant sur la surface du monde que nous finirions par révéler le gouffre caché sous toutes les choses. »
L’allégorie est pour Bellanger une sorte d’alibi parfait, l’alibi parfait de la mélancolie. « Une définition de la mélancolie : une tristesse devenue infinie, mais dans laquelle on pourrait vivre éternellement. » « Le langage archaïque de l’allégorie comme abolition de la frontière entre l’animé et l’inanimé, entre la vie et la mort. » Ce que l’allégorie alors révèle c’est l’élégance de mort-vivant du mélancolique. L’allégorie c’est alors l’alibi esthétique du zombi.
À travers l’allégorie, Bellanger fait comme si le problème de Benjamin était ontologique plutôt qu’historique. À travers le principe de l’allégorie, le trope-alibi de l’allégorie, Bellanger fait comme si la société capitaliste restait une nature, même si c’est une nature à l’envers, une nature à reculons, une nature à l’envers ou à reculons. « La nature, le monde naturel, maintenant qu’il a pris la forme d’une constellation de ruines – non plus de fruits mais des choses, non plus des fleurs mais des images publicitaires -, ce monde naturel a enfin cessé de nous donner l’illusion de la vie. »
« L’histoire, la grande histoire, vaincue, n’était qu’une série B, dont l’intrigue et la réalisation médiocre méritaient à peine mieux qu’une sortie directe en dvd. »
La formule est amusante. Le problème c’est que Bellanger a malheureusement tendance à penser l’histoire en tant que jeu-vidéo. C’est ce que signifie sa lecture de Ready Player One de Spielberg. Jamais Bellanger ne considère l’histoire comme littérature ou comme cinéma. En cela Bellanger est le moins godardien des auteurs qui soit. Ce serait en effet une autre hypothèse que de considérer Histoire(s) du Cinéma de Godard comme l’œuvre qui répond avec intensité à la pensée de Benjamin.
©Boris Wolowiec
On peut lire de nombreuses autres notes sur le site de Boris Wolowiec