Entretien avec Régis Quatresous, traducteur de la biographie de Kafka de Reiner Stach, par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald mène ici un entretien approfondi avec Régis Quatresous, traducteur de la biographie de Kafka par Reiner Stach.



Entretien avec Régis Quatresous, traducteur des trois volumes de la biographie de Reiner Stach sur Franz Kafka, dont c’est le centenaire de la mort ce mois-ci.
Kafka au doux regard, au corps fragile, à l’écriture implacable. Ce visage et ce regard inoubliables semblent toujours intensément présents.

Nous avons proposé un entretien à Régis Quatresous, le traducteur de l’allemand des trois volumes de la biographie de Kafka, exceptionnelle par sa profondeur et sa qualité, écrite par Reiner Stach et parue récemment au Cherche Midi. Le premier volume porte sur la période la plus marquante de la vie de Kafka, les années 1910 à 1915, le deuxième sur les années avant sa mort, et le dernier sur les années de l’enfance.



Isabelle Baladine Howald : – Quelle place occupait Kafka, comme lecteur, pour vous avant ce travail de traduction ?

Régis Quatresous : – Une place centrale. C’est par Kafka que je suis vraiment entré dans l’allemand comme lecteur. C’est pour mieux le lire et le comprendre que je me suis mis à le traduire il y a une bonne dizaine d’années, et c’est à force de le traduire que j’ai décidé de faire de la traduction mon métier. Je me rappelle ma première lecture du Château, en français : l’impression de très bien suivre l’action, yeux grands ouverts, et en même temps de ne rien comprendre, comme si le principal se jouait par en-dessous. Et je me rappelle ma première joie de traducteur, des années plus tard, en rendant une tournure bien précise dans un texte qui s’appelle Première peine – électrisé, comme si j’avais mis les doigts dans la prise. Je pense que ces impressions, qui n’ont pas changé sur le fond, disent quelque chose à la fois de son don de narrateur, de sa jubilation communicative d’écrire et de la densité de son écriture, pourtant si simple en apparence.


IBH : – Comment cette traduction-ci s’est-elle décidée et comment avez-vous accueilli cette possibilité ?

RQ : – Ç’a été un mélange d’entêtement et de très grand coup de pot. J’ai découvert la biographie fin 2014, à la sortie du troisième volume en Allemagne, alors que je vivais là-bas. Encore plus que les textes de Kafka, je la lisais à tâtons, car le style est très riche et mon allemand était très pauvre, mais le livre m’a impressionné. J’ai assisté à une lecture de Reiner Stach début 2015, sans comprendre grand-chose là non plus, et j’ai failli lui demander si les droits français étaient libres, mais je crois que j’ai bien fait de me taire à ce moment-là. En 2018, j’ai fini par traduire trois chapitres et par les envoyer à beaucoup d’éditeurs, petits et gros, indépendants ou non, chaque fois sans succès. En 2020, les revues L’Atelier du roman et Europe ont accepté de publier une présentation pour l’une, un chapitre traduit pour l’autre, ce qui m’a donné l’occasion de contacter l’auteur. Mais toujours pas de maison d’édition. C’est fin 2021, indépendamment de toutes mes démarches, que Jean-Pierre Montal, du Cherche Midi, a lu le livre en anglais et décidé d’acheter les droits. Reiner Stach a glissé mon nom, et voilà. C’était donc un projet de longue date.


IBH : – Il y a pléthore de livres sur Kafka (Max Brod, Gustav Janouch, Alexandre Vialatte, ou Marthe Robert et Walter Benjamin pour les textes critiques…), cependant comment se fait-il qu’il ait fallu autant de temps pour pouvoir lire enfin une vraie biographie sur Kafka ?

RQ :  – S’agissant de la France, où le premier volume a paru vingt ans après l’original alors même que le livre avait connu un grand succès dans l’espace germanique et ailleurs dans le monde, je pense que ç’a été en bonne partie une question d’argent et de calcul commercial, et je ne vais pas m’étendre là-dessus ici.
Mais ce n’est sûrement pas tout. Je me demande si on ne peut pas voir un lien direct entre la nature de l’interprétation longtemps pratiquée sur Kafka, notamment en France, pays qui a été à la pointe de sa réception, et les retards de l’approche biographique. Il faut se souvenir que Kafka, s’il a été traduit dès le milieu des années 1920 par Alexandre Vialatte, n’est devenu à la mode que dans l’après-guerre, c’est-à-dire à un moment où les nazis avaient détruit son monde et condamné à la mort ou à l’exil ses proches, ses amis, les premiers défenseurs de son œuvre. Kafka était par conséquent un inconnu et, symboliquement, un apatride, il avait un statut d’extraterritorialité (l’expression est de Marthe Robert) qui a sans doute favorisé sa gloire auprès des existentialistes, eux qui voyaient en lui une sorte de penseur absolument déraciné – encouragés en cela par certains propos de Kafka lui-même et par la lecture métaphysique et religieuse de Max Brod. Une bonne partie des commentaires sur Kafka ont prospéré sur ce terreau d’anonymat, pour le meilleur et pour le pire.
Pour proposer une biographie, il fallait donc soulever une masse considérable d’éboulis : les ruines de l’Europe centrale et du monde juif, et l’avalanche des commentaires. Au fil des décennies, certains chercheurs y sont parvenus par un vrai travail de fourmi, et Reiner Stach, au milieu des années 1990, a décidé d’en fournir une synthèse. Et cette synthèse a elle-même demandé beaucoup de temps – deux décennies –, pour des raisons dont l’auteur s’explique très bien au début du premier volume, Le temps des décisions.


IBH : – Votre regard avec ce travail a-t-il changé sur Kafka ?

RQ : – Pas tellement, parce que j’ai lu la biographie en parallèle de ma découverte de Kafka en allemand. Je crois que je fais partie de la première génération à le connaître par le biais de Reiner Stach. Les livres que vous avez cités plus haut, et l’histoire de la réception que je viens d’esquisser, je les ai découverts plus tard.
Pour ce que j’en perçois, le grand apport de cette biographie est de resituer Kafka dans son monde, avec cette idée qu’on ne peut rendre justice à la vie et l’œuvre d’autrui que si on exhume en même temps la gangue historique, géographique, politique, sociale, culturelle, morale, sexuelle, professionnelle, familiale, relationnelle… dans laquelle elle est prise – y compris pour sentir en quoi elle lui échappe. Ce principe est le meilleur remède contre la fièvre exégétique qui s’empare des rumeurs, des légendes ou des imprécisions au sujet de Kafka pour monter des interprétations qui nous éloignent du texte. Et s’agissant de Kafka lui-même, c’est un bon antidote à la croyance aveugle en ce qu’il dit sur son propre compte, de façon souvent très persuasive : ce qu’il raconte de son exil intérieur, notamment. Kafka était bien de ce monde, de son monde, d’innombrables façons. Et tâcher de comprendre comment, ce n’est pas le regarder par le petit bout de la lorgnette, ni l’enfermer dans un contexte étroit, ça ne restreint pas la lecture et n’amoindrit même pas l’impression de mystère qui environne ses textes – bien au contraire. Pratiquée de cette façon, l’approche biographique est un immense enrichissement.


IBH : – Vous avez pris la responsabilité de traduire vous-même les citations et extraits des livres de Kafka au lieu de prendre ceux des livres déjà traduits en français. Quelle en est la raison ?

RQ : – Je voulais que Kafka parle d’une seule voix de citation en citation, parce qu’il y a chez lui une vraie continuité d’écriture entre la correspondance et les journaux d’une part et les textes littéraires d’autre part. Or personne n’a traduit à lui seul l’intégralité de ses écrits, et les différences sont sensibles d’une traduction à l’autre. Si j’avais pioché telle citation ici, telle autre là, l’ensemble aurait été très disparate, très dissonant, le lecteur aurait été mal servi. À quoi s’ajoute que Reiner Stach commente souvent les citations, en mettant l’accent sur des termes ou sur des détails des manuscrits que les traducteurs et traductrices n’ont pas forcément pris en compte, parce qu’on ne peut pas tout prendre en compte quand on traduit. Utiliser des traductions existantes m’aurait mis des bâtons dans les roues. Et puis, évidemment, il y avait le désir de traduire Kafka.


IBH : – Reiner Stach commence sa biographie avec les années très importantes dans la vie de Kafka, en gros les années 1910-1915, c’est aborder la biographie par quel biais ?

RQ : – Ce choix a d’abord été dicté par l’état des sources. Au moment où Reiner Stach a conçu ce projet, la jeunesse de Kafka (rappelons qu’il est né en 1883) restait la période la plus mal connue de sa vie, et on attendait l’ouverture des archives de Max Brod en Israël, qui contiendraient sans doute des révélations importantes. Reiner Stach a décidé de contourner le problème en commençant par le milieu de sa vie, ce qu’il appelle le temps des décisions. Pour cette période, les sources sont abondantes, à commencer par le Journal, qui débute réellement en 1910-1911, et les centaines de lettres à Felice Bauer, une mine d’or pour le biographe.
Mais ces années sont aussi les plus fécondes. On a pu dire que c’est le moment où Kafka devient Kafka, et je crois que la formule est bonne. En septembre 1912, il écrit le premier récit qu’il juge « indubitable », Le Verdict, et cette percée débouche sur une frénésie d’écriture de plusieurs mois qui donne Le Chauffeur, le reste du roman Le Disparu et La Métamorphose. Deux ans plus tard, nouvelle phase créatrice : Le Procès, Dans la colonie pénitentiaire et d’importants fragments. Il y aura d’autres périodes productives dans sa vie, mais jamais aussi concentrées.
En entrant dans la biographie par ce volume, on le rencontre donc au moment où il accède à l’écriture, à son identité d’écrivain. Cela dit, maintenant que Reiner Stach a achevé sa trilogie, il insiste sur le fait qu’on peut aussi très bien commencer par Les années de jeunesse, qui s’ouvre sur une longue évocation de Prague et du contexte très chargé dans lequel naît Kafka. Au moment de traduire, la question de l’ordre des volumes s’est posée. Mais je considère que cette biographie est elle-même une œuvre d’écrivain et je tenais à rendre compte de son mouvement interne. Et puis, en commençant par le milieu, on brise la perspective téléologique, et on a le plaisir de voir Kafka renaître après sa mort.


IBH : – 350 pages de livres, 3400 de fragments journaux, 1500 lettres. Peu ou pas de textes achevés. Qu’est-ce que cela signifie pour Kafka ?

RQ : – Pour Kafka, la chose ne se présentait probablement pas sous cet angle. Pas sous cette forme de comptabilité posthume, ni dans cet amalgame d’écrits intimes et littéraires. Cette perspective, c’est nous qui l’adoptons maintenant que nous pouvons poser la main sur les quelques volumes de ce qu’on appelle son œuvre. Pour lui, cette totalité s’est égrenée sur la durée d’une vie, et c’est tout l’intérêt d’une biographie de cette ampleur de nous aider à situer l’œuvre dans le temps d’une existence. En fait, pour moi, l’intérêt du livre va au-delà même de Kafka (et ce n’est pas peu dire), il réside aussi dans cette tentative du biographe pour reconstituer la vie d’un autre individu en se mettant autant que possible à sa place plutôt que de jauger de la nôtre. Et de façon très significative, cette entreprise débute – dans l’introduction du Temps des décisions – par un bilan purement comptable de la vie et de l’œuvre de Kafka, bilan au moins bizarre et au pire désastreux, mais que Reiner Stach nous invite précisément à dépasser. Alors, seulement, on peut commencer de se demander ce que ça signifie « pour Kafka ».
Cette importante précision faite, il est clair que la disproportion entre l’achevé et l’inachevé a dû être une source de désespoir pour lui. Ses journaux en portent la trace. Mais ce qui est stupéfiant, c’est que cette frustration probablement immense n’a jamais pu le pousser à transiger sur ce qu’il estimait valable ou non. Non seulement il ne brodait pas pour achever et publier un texte (même s’il se plaint des vices de conception de La Métamorphose ou de la Colonie pénitentiaire, par exemple), mais il semble bien qu’il en était incapable. S’il a jamais sérieusement écrit en vue de quelque chose – et la question se pose –, un tel projet ne pesait apparemment pas lourd vis-à-vis de son exigence. Kafka visait le parachèvement, sans aucun doute – ce qu’il a publié, il l’a publié de lui-même, à part son tout premier recueil. Mais pas à n’importe quel prix.


IBH : – Faut-il, peut-on, séparer les textes comme les Lettres ou les Journaux et les textes purement littéraires ?

RQ : – La ligne de partage ne passe pas seulement entre écrits intimes et écrits de fiction. On pourrait aussi la tracer entre textes publiés et textes posthumes. Au fond, il y a un problème à regrouper de quelque façon que ce soit cette masse d’écrits que Kafka destinait à l’anéantissement pour l’essentiel – voire en totalité, si l’on en croit ses testaments certes un peu ambigus. C’est une question délicate que presque tout le monde enjambe à la suite de Max Brod et d’autres éditeurs, même si n’importe quel lecteur, des journaux et de lettres à Felice Bauer en particulier, se rend forcément compte de l’espèce d’impiété qu’il y a à lire ça. Mais d’un autre côté, ceux qui tentent de remettre de la morale dans l’équation – je pense notamment à Kundera dans Les Testaments trahis – débouchent sur des positions que je trouve intenables. J’aurais tendance à dire que la « trahison » est consommée, irréversible, et que le mieux que nous puissions faire est de ne pas l’aggraver en étant trop légers dans nos rapports aux papiers de ce mort, qu’on soit éditeur, commentateur, traducteur ou lecteur. Même si le biographe fourre son nez partout, je trouve un travail aussi patient que celui de Reiner Stach plus rigoureusement respectueux qu’un simple statu quo moralisant (« On ne devrait pas le lire ») ou nonchalant (« Tout Kafka appartient à la littérature »).
Maintenant, si on passe du statut des textes à leur teneur, il y a, je l’ai dit, une continuité d’écriture entre tous les textes de Kafka, quelle que soit leur nature. Ce n’est pas un écrivain qui s’accoutre au moment où il entame un texte de fiction et qui retire son déguisement pour écrire une lettre, par exemple. La démarche n’est pas la même, bien évidemment, mais on ne se défait pas de l’impression que Kafka est écrivain jusque dans l’intimité et qu’il reste vérace jusqu’au fond de la fiction. Il y a une communication directe entre l’un et l’autre domaine. Certaines idées, certaines images naissent dans une lettre, se densifient dans la fiction et rejaillissent dans la correspondance – Reiner Stach le montre très bien. Et il y a une unité de ton, d’attitude, une unité de langue. Kafka s’est créé une langue et s’est inventé lui-même par la langue. Voilà peut-être ce qui encourage à considérer ses écrits comme un tout. Et voilà ce dont le traducteur doit rendre compte.


IBH : – Reiner Stach dit de Kafka : « Kafka enseigne la modestie. Qui se mesure à lui doit s’attendre à faillir ». Comment doit être son traducteur ? Empathique ou distant ?

RQ : – Dans ce passage de l’introduction, Reiner Stach cherche à donner la mesure de la tâche du biographe, après avoir constaté que les analyses consacrées à Kafka restent presque toujours beaucoup moins éclairantes que ses déclarations à son propre sujet. Parce qu’il est réfléchi, pénétrant et impitoyable, parce que ses images sont fortes et toujours surprenantes, parce que sa langue est à la fois claire et ensorcelante, Kafka paraît impossible à « doubler », ce qui est pourtant nécessaire d’une façon ou d’une autre si le biographe ne veut pas se contenter d’écrire sous sa dictée. De ce point de vue, il y a bien une sorte de concurrence entre l’écrivain et le biographe.
La traduction, c’est autre chose. En un sens, bien sûr, on s’attend à « faillir », c’est presque dans la fiche de poste. Kafka, c’est en allemand. Il a taillé son œuvre dans cette langue d’une façon qui l’en rend inséparable. C’est dans cette langue que je l’ai rencontré et dans cette langue je le retrouve, et il ne me viendrait pas à l’idée de le lire en français. Mais de là, peut-être, justement, provient le désir de traduire, pour y regarder d’encore plus près et le faire rencontrer à d’autres. J’aménage le français pour qu’il épouse le mieux possible ce corps que Kafka s’est créé en allemand et en allemand seulement. Et là, il ne peut pas être question de concurrence ou de combat. En traduisant cette biographie et toutes ces citations de Kafka, je me suis souvent dit que la traduction relève du soin aux morts. C’est une formule assez pathétique dont je ne mesure pas bien toutes les implications, mais elle s’est imposée d’elle-même, elle continue de me paraître juste, et elle doit bien dire quelque chose de ce travail.


IBH : – Kafka, c’est une image, ce visage tendu, ce regard intense. Il n’était qu’intériorité. Pourtant il reste toujours une distance, avec Kafka, celle peut-être qu’il met avec lui-même, écrivant ses récits glaçants, alors qu’il était homme d’une grande sensibilité.
Il n’y a pas de texte avec « Je » en tant que Kafka lui-même. S’il dit « Je », c’est par exemple dans Le Terrier : « J’ai aménagé le terrier et il semble très réussi », on sait très bien que c’est un animal. Quelle analyse faites-vous de cela ?

RQ : – Il faut se souvenir que Kafka s’est formé à la lecture de Flaubert. Et il me semble qu’il a intégré, à sa manière bien à lui, ce principe que l’auteur ne doit être visible nulle part même s’il est présent partout. On mesure d’autant mieux toute la rigueur de ce principe chez lui quand on l’aborde par sa biographie. Hartmut Binder, qui est un de ces chercheurs-fourmis dont je parlais plus haut, a consacré des centaines de pages au relevé des correspondances existantes entre des choses vues, entendues et vécues par Kafka et certains éléments infimes ou importants de ses textes. Le biographique est très finement entremêlé à la fiction, Reiner Stach en produit lui-même quelques exemples impressionnants. Mais tout l’art de Kafka – le biographe le dit, et je le rejoins entièrement là-dessus – consiste justement à fondre le vécu, si chargé d’intensité qu’il soit, dans une prose neutralisée. Et alors, oui, bien sûr, cela vaut aussi quand il écrit « je ». Pour la petite histoire, Kafka a écrit les premiers chapitres du Château à la première personne avant de passer à la troisième. Et plutôt que de recommencer son texte, comme l’auraient fait peut-être beaucoup d’écrivains à sa place, il s’est contenté de remplacer tous les « je » par « K. », par « il ». C’est une anecdote très significative, il me semble.
Donc je ne crois pas qu’il faille déplorer la distance entre Kafka et ses textes. Cette distance est précisément une des choses qui font sa grandeur d’écrivain. Et l’approche biographique n’a aucun intérêt si elle consiste à rabattre les textes de Kafka sur sa vie. Heureusement, Reiner Stach se garde bien de le faire.


IBH : – Reiner Stach pense que la grande question quand on lit Kafka est : « qu’est ce que cela veut dire » et « d’où ça vient ? » Comment expliquer cette analyse ?

RQ : – Pour lui, ce sont les deux grandes questions qui s’imposent spontanément quand on découvre les textes de Kafka, et je crois que beaucoup de lecteurs pourraient confirmer. L’espèce de rage interprétative dont son œuvre a fait et continue de faire l’objet en est sûrement le signe. « Par quel miracle cet humble fonctionnaire qui semble avoir si peu vécu et si peu vu le monde, qui est si peu théoricien, a-t-il prophétisé son siècle et mis à nu la condition de l’homme moderne ? » Voilà peut-être comment la question s’est posée à la découverte de Kafka, et comment elle continue en partie de se poser aujourd’hui. La biographie de Reiner Stach est une tentative d’y répondre par-delà l’hypothèse assez pauvre du « génie ». Et alors, on découvre par exemple que Kafka était tout sauf un petit fonctionnaire, que son poste à responsabilités dans les assurances contre les accidents du travail et dans l’assistance aux mutilés de guerre lui donnait sur son époque un point de vue bien assez vaste ; on comprend que les tendances « totalitaires » qu’il semble diagnostiquer dans Le Procès ou Le Château, par exemple, étaient déjà à l’œuvre dans son temps, sous d’autres formes, en germe ; on perçoit comment sa condition de juif à Prague avait de quoi affûter sa sensibilité à ce genre de tendances… En dernière analyse, on pourra dire que cette somme biographique n’explique pas le phénomène Kafka, et Reiner Stach en est conscient. Mais l’éclaircissement n’en est pas moins énorme, et on liquide au moins la vision « romantique » de Kafka, qui me semble être une impasse.

   
IBH : – Kafka est non seulement reconnu comme un des plus grands mais aussi un ultra-moderne avec sa perception de la solitude individuelle, les démêlés avec l’administration et la loi, l’ultra-technologie par rapport à laquelle il était étonnant de clairvoyance, le goût pour l’alimentation végétarienne, la nature, les animaux, la vie la plus simple, le goût également pour les pédagogies très modernes comme celle de Montessori. C’était aussi un homme sans dieu, et un des premiers à avoir, si je puis dire, une conscience de son inconscient.
Mais son écriture pourrait sembler dater, alors qu’elle ne l’est pas, comment expliquer cela ?

RQ : – En ce qui concerne sa modernité, ce qui fait de lui notre contemporain, je le répète : à mon avis, c’est un mélange entre sa clairvoyance bizarre et les ressemblances objectives entre son époque et la nôtre. Kafka n’est pas si loin de nous dans le temps, et le monde a peut-être simplement continué de rouler sur l’axe qu’il a mis au jour. Prenez l’univers du Procès : la pénétration violente de l’espace public dans l’existence individuelle, l’abolition de la vie privée, l’envahissement de la psyché et du comportement par des logiques de contrôle, la culpabilité individuelle en face d’instances encore plus abjectes que soi, la soumission volontaire et presque éperdue au pouvoir… Josef K., c’est nous, aucun doute là-dessus.
Mais il y autre chose chez lui, toujours autre chose, qui fait qu’on peut le lire en ignorant sa puissance de diagnostic. Le spectre de lecture est très large, il va de la pure jouissance imaginaire et même humoristique (car Kafka est drôle, il faut le dire, son rire s’étend lui-même du gag grotesque à l’humour noir le plus subtil) jusqu’au déchiffrement quasi kabbalistique. Beaucoup de ses textes peuvent se lire comme des paraboles dont la clef n’est jamais fournie, dont on peut jouir en surface comme en profondeur, qui s’offrent à toutes les projections. Il se refusait à interpréter ses textes, que ce soit dedans ou dehors. Pour ça, on peut dire qu’il respecte vraiment le lecteur.
Et puis, il y a sa langue, oui. Dans l’ensemble, c’est une écriture dépouillée, en fil de fer, à nuances de gris, dénuée de sensationnel, de métaphores et de figures voyantes. Quand il compare, le comparant est souvent aussi sobre que le comparé (il y a une seule comparaison dans le premier chapitre du Procès : « Tout était calme comme dans un bureau abandonné »). Comme narrateur, Kafka s’interdit le commentaire et la broderie psychologique. Il est épique calmement, il se concentre sur les gestes concrets et les paroles de ses personnages. Il met sa force à faire rayonner un vocabulaire simple qu’il rend étrange par la répétition. Et en même temps, il est virtuose avec discrétion dans son usage de la syntaxe, à laquelle il lui arrive de donner une vitesse stupéfiante ou une grâce d’envol, ou dont il use pour retourner l’énoncé sur lui-même jusqu’au paradoxe. Cette ascèse stylistique, cette manière d’être d’emblée comme à l’os, le préserve du vieillissement beaucoup mieux que beaucoup de ses contemporains. Et à côté, il faut bien le dire, le traducteur se sent souvent pâteux.


IBH : – Régis Quatresous, merci infiniment de nous avoir accordé cet entretien.

Bibliographie :
Reiner Stach :
Kafka. Le temps des décisions ; T.1, 2023, broché, 29,50€, numérique, 19,99€, poche, 12,99€
Kafka. Le temps de la connaissance ; T.2, 2023, broché, 29,50€, numérique, 19,99€
Kafka. Les années de jeunesse ; T.3, 2024, broché, 29,50€, numérique, 19,99€
traduits par Régis Quatresous, Le Cherche Midi