Mathieu Jung, « Chemins d’azalées »,1/4. [Les séries]


Premier épisode d’une nouvelle série qui en comportera quatre, work in progress de Mathieu Jung, autour de Malcolm de Chazal


 

Réversibilité

Malcolm de Chazal est tout entier contenu dans le passage suivant : « Un jour, par une après-midi très pure, je marchais quand, face à un bosquet d’azalées, je vis pour la première fois une fleur d’azalée me regarder… Un pont s’établit entre moi et l’univers. » (Sens unique, 1974 – il reviendra souvent sur ce moment-clef). Je vais tâcher d’emprunter, à mon tour, les chemins d’azalées, de sorte à y exercer ma propre rêverie.

Je vois la fleur qui me regarde. Je suis regardé par elle. La réversibilité est partout présente chez Malcolm. On pense à la formule célèbre de Nietzsche, dans Par-delà le Bien et le Mal : « Si tu plonges ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde en retour. » Surtout, la réversibilité, le regard en retour de la fleur ou de l’abîme, relie Malcolm au monde, par le biais d’un bouleversement, d’un retournement intime. Par-là, par ce pont, refluent les sensations de l’enfance. « Quand l’enfant goûte un fruit, il se sent goûté par le fruit qu’il goûte. Quand l’enfant touche l’eau, il se sent touché par l’eau en retour. Quand l’enfant regarde une fleur, il voit la fleur le regarder. L’enfant connaît le retour de sensation, la sensation en retour, qui le met dans la vie. » (L’Homme et la connaissance, 1974).

La réversibilité, ce retour en sensation, donne, don contre don, accès aux débuts du monde. La vision de Malcolm porte plus loin encore, comme il l’explique dans Sens unique : « Je levai la tête, et là, dans les contreforts et dans les formes de la montagne, je vis cette […] représentation de ‘‘personnages’’ jaillis on ne sait d’où et qui me regardaient. Après la fleur qui parle et le langage des étoiles, voici la montagne qui parle, nommant un au-delà de la vie, des réalités comme extra-terrestres. » Dans un entretien radiophonique, quelques années auparavant, Malcolm disait être « la réincarnation d’un être ayant vécu dans Vénus ou Jupiter ».

La réversibilité est aussi le constant dialogue de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit : « Il fait plus nuit dans le cœur de l’éclipse solaire que dans le cœur de l’éclipse de lune, comme l’ombre est d’autant plus opaque que le ciel est fort. » (Sens-plastique).

L’homme du « réversif » est une sorte de monade, une planète à part, laquelle suit une orbite parallèlement au monde : « j’étais une autre planète et je le deviens de plus en plus. » Je tire cette remarque de Demi-confidences, qui vient de paraître chez Allia, en 2024. Ce petit ouvrage de 74 pages résume idéalement la pensée de Malcolm.

Mais restons dans l’espace un instant encore. Le premier pas de l’homme sur la lune en 1969 offre à Chazal une vérification pratique de sa théorie de la réversibilité, qui s’étend finalement à l’univers. On peut désormais voir la terre depuis la lune. La conception du monde tremble, tout du moins la perception chazalienne du monde. Un nouveau perspectivisme se dessine alors. « La perspective résume le sens magique de l’espace lié au temps » (entretien avec Bernard Violet). Mais tout cela était déjà dit, selon une réciprocité réversive, dans Sens-plastique : « Notre Terre est sans doute la ‘‘lune’’ de la Lune, comme la Lune est notre Lune. Combien de gens nous voient tels que nous les voyons et que l’aveuglement du soleil durant le jour empêche la Terre de voir comment la voit la Lune… »

L’Homme et la connaissance
concentre l’essentiel de la vision cosmique de Malcolm. Il convient alors de « retrouver le mouvement de la terre au sein de la réversibilité magique ». Il ne fait aucun doute que la science exaltée de Malcolm rejoint celle qui préside au Mont Analogue de René Daumal.

L’Île Maurice telle que créée par Malcolm est le lieu de toutes les analogies, de toutes les images. Puissante et naïve, cette remarque va dans ce sens, prise dans L’Homme et la connaissance : « Si Einstein n’aboutit pas, c’est parce qu’il ne tient aucun compte des images [il ajoute en note : Le Duc de Broglie s’exclama ‘‘Il manque à la science des images’’]. Et tentant d’encadrer les phénomènes, Einstein, en les isolant, ne cueille qu’un tissu d’abstrait, ne récolte que le vide scientifique. L’échec d’Einstein était donc certain. » Einstein se trompe, et il manque des images à la science. Qu’on se le tienne pour dit.


Visages

Siège de toutes les analogies, le visage est très présent chez Malcolm, qui nous parle du « visage de la vie » : « Ainsi l’enfant qui peint une maison donnera d’instinct un visage à la maison. Il en fera un être et le personnifiera, et dessinant un soleil, l’enfant donnera deux yeux, une bouche, une chevelure au soleil. Il en fera un être. » Ceci se trouve là encore dans L’Homme et la connaissance, où sont dessinés le visage de la maison, le visage de l’outil, le visage des fleurs, le visage des animaux, le visage de l’arbre. Tous, même lorsque leurs yeux sont maintenus clos, nous regardent par un retour de la perception.

Thomas de Quincey disait pour sa part être livré à « la tyrannie du visage humain ». Nul besoin d’opium lorsque je songe au Mauricien. Les visages d’azalées n’ont pas fini de me hanter, dans leur naïveté même.

Le visage chez Chazal est englobé dans un jeu de correspondances ou de synesthésie dont Sens-plastique prend largement acte. Malcolm fait coïncider l’« alphabet des couleurs » avec celui des traits du visage : le rouge est la bouche, l’orange est le nez, le jaune est l’œil, le vert est le front, le bleu est l’oreille, l’indigo est la joue, le violet est le menton (L’Homme et la connaissance).

Toutes proportions gardées, on pourrait parler d’une visée éthique à la « visagéité » chazalienne. Malcolm ne croise ou ne rejoint Levinas que par accident, bien que « Totalité et Infini » soit un titre tout désigné pour fixer le vertige exubérant de l’œuvre chazalienne. De toute manière, Malcolm, on s’en doute, rêve au-delà de toute philosophie. C’est en poète qu’il envisage le monde. Ailleurs, il dit être « l’antipode de Descartes ». On le croit, tant sa pensée, « de l’extra-pensée pure » selon lui, offusque radicalement la raison (lettre à Paulhan, 23 juillet 1944). 


Sauvage et ombrageux

Malcolm ne se laisse pas domestiquer. Ce penseur sauvage et ombrageux, drapé dans son orgueil, refuse de se faire annexer, de s’identifier à quelque système de pensée que ce soit. Il tâche de se défaire de toute empreinte ou influence (surréaliste, existentialiste ou autre) pour mieux affirmer, non sans une agaçante véhémence, sa propre originalité, traçant assez rapidement les grandes lignes du Malcolmland, territoire éminemment subjectif, aux contours mal définis, bordés de folie et d’inconséquence.

On peine à suivre l’auteur de Petrusmok. Paulhan le pressentait bien, lorsque, dans sa préface à Sens-plastique, il évoquait la manière dont Malcolm « trébuche dans le fossé de la surnature ». Cela n’est pas sans faire penser à cet autre trébuchement, celui du facteur Cheval, découvrant lors de sa tournée la première pierre de son fabuleux palais.

Il reste, quoi qu’il en soit, le regard de l’azalée qui devient le regard même de Malcolm l’homme-fleur ou l’homme-fée.


Dans la latence du comme, ouvrir le monde

André Breton comparait Chazal à Lautréamont. Il faut peut-être penser ici aux Poésies I et II plutôt qu’aux Chants de Maldoror. L’œuvre chazalienne a en effet largement recours aux sentences, aux aphorismes. Pour Malcolm, l’écriture poétique aurait débuté à la suite d’un dépit amoureux, avec la pensée suivante : « Le mariage est une loterie. »

Six volumes de pensées ont paru de 1940 à 1944, dont Jean Paulhan a dit qu’il s’agissait de « maximes sans cloisons ». Sens-plastique (1947), souvent considéré comme le maître-livre de Malcolm, est un recueil de pensées dont les plus longues peuvent s’étendre sur plus d’une page.
Les poèmes de Malcolm s’articulent eux aussi sur un noyau aphoristique. Rouvrons Sens magique (1957).

Une bicyclette roule sur la route.
La route est la troisième roue
Qui roule les deux roues.

L’eau dit à la vague :
« Tu me bois.
– Comment le pourrais-je ?
Reprit la vague
Je suis ta bouche.

La réversibilité est à l’œuvre dans ces deux poèmes. Le verbe « être » sert de pivot à la pensée. Travail de copule, d’accouplement entre les éléments. « Une autre mathématique était en moi, celle de l’analogie, donc de l’amour. » (Demi-confidences). Travail sur le prédicat, prédication sauvage, vaticination souvent à l’emporte-pièce. Il arrive en effet que Malcolm soit sentencieux. Il se perd alors dans une grandiloquence pénible. Ses déclarations à fleur d’égo peuvent lasser, mais Malcolm ne manque pas de nous surprendre par certaines formules corrosives, à l’endroit notamment de l’Île Maurice : « Ce pays cultive la canne à sucre et les préjugés. » (Petrusmok).

On ne peut que donner raison à Paulhan qui note l’importance de l’analogie dans les aphorismes chazaliens. Malcolm cultive une analogie constante, une latence du « comme ». Le verbe « être », l’identification (=), cependant domine chez lui.

C’est en fabriquant de l’image, dans une identification partielle (partiale), dans la latence du « comme », que Malcolm décloisonne la maxime. Et, à mieux dire, c’est ainsi qu’il ouvre le monde.

[à suivre dans les prochains numéros de Poesibao III]

©Mathieu Jung