Edward Stachura, “Près d’Annopol”, lu par Isabelle Baladine Howald


Quatre récits d’Edward Stachura, traduits du polonais, dans la belle collection de fascicules de l’éditeur Alidades, présentés par I.B. Howald.


Edward Stachura Près d’Annopol, trad L. Orlowska et L. Pinon, Alidades 2023, 50 p, 6,50 €

« … je descendais lentement de la colline comme si je redescendais
du ciel sur terre. Ou comme si je m’étais relevé d’une tombe.
 »


Les éditions Alidades poursuivent depuis longtemps avec obstination et discrétion un travail remarquable d’éditions de textes étrangers dans des petits fascicules ivoire, longs et fins, élégants.
Tout récemment sont parus les récits du polonais Edward Stachura, traduits par Liliana Orlowska et Laurent Pinon, Près d’Annopol qui regroupent des nouvelles extraites d’un volume plus importants publiés en Pologne en 1966, Ondoyant au vent.
Stachura est né en France, fils de parents émigrés polonais, la famille rentrera en Pologne une dizaine d’années plus tard, et Stachura publiera essentiellement de la poésie et de brefs récits. On trouve bien peu de renseignements sur lui, rien à ma connaissance qui explique son suicide à 41 ans, sauf peut-être ce que Laurent Pinon, auteur de la postface, cite de Simone Weil : « il n’y a aucune autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je ». Cela rappelle Camus : «Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide».

Cette postface de Laurent Pinon éclaire non la biographie mais l’atmosphère des quatre récits proposés ici. Peu de choses se passent. Les personnages se situent pourtant en plein cœur de leur existence, et c’est moins le but de cette distance qui est posé que la manière de le faire, de le vivre entre expressions des simples bonheurs et effrois intérieurs. Le lisant on pense à Walser, à peine moins ironique, quand Stachura écrit : « A l‘instant même, je viens de me rendre compte que parfois, des fois, bien entendu pas toujours, si je ris, c’est pour ne pas pleurer. … Je me rappelle parfois mon rire, certains de mes départs de rire, et ce n’était nullement des clochettes que j’entendais ». C’est bien digne des fameux et facétieux personnages de Walser. On pense également à Stifter, par exemple à son jeune Homme sans postérité, joyeux dans un paysage idyllique cependant obscurément menacé et lui-même frappé d’effroi ou à cet homme Dans la forêt de Bavière, ce texte étourdissant sur l’angoisse, l’enfermement. Ce déchirement, cette dissociation, Stachura les appelle une « éternelle interposition ».
Description des événements quotidiens, faire une rencontre amicale au creux d’un val, boire une eau fraîche, être une sorte de jeune homme libre mais aussi terrifié au fond de lui, regarder la nuit étoilée (une des expériences métaphysiques les plus communes mais aussi les plus vertigineuses), se réveiller plein d’indistincte inquiétude… voilà le cœur des quatre récits. Un peu d’insouciance, de la liberté oui, aussi. Mais aussi une sourde intranquillité.
« La mer grondait. Est-ce que je pensais à moi en une telle présence ? Face à cela ? Oui. Je pensais à moi. À ma vision étriquée, justement, que je ne souhaite à personne. Je ne souhaite à personne si lourde folie. … Voici longtemps que m’ont abandonné toutes ces pensées au sujet du point central dans un système non rayonnant. Là où j’en ai vu le mieux le danger, c’est avec l’exemple de Dieu. Contemplation. Figure immobile. Existence inatteignable. Ma nature si sauvage, jamais neutre peut-elle se languir d’une telle chose ? Autrefois, il y a longtemps, elle pouvait s’en languir, mais c’était un terrible malentendu. Si un bateau existe, est-ce pour s’échouer dans le sable. Si l’on vit, est-ce pour dormir seulement ? » Cet homme semble un personnage de Magritte vu de dos, avec son pardessus et son chapeau, presque invisible mais il convoque les mêmes tourments que le Lenz de Büchner dans sa montagne quant à l’existence de Dieu, ou quant au mouvement de descente qui peut aussi bien être un mouvement – et un moment – d’élévation, comme on peut le lire dans la phrase mise en titre.

Quelques pages à peine mais aussi fortes d’un traité de l’existentialisme, dans une langue douce et fluide qui rappelle la sonorité musicale de la langue d’origine, qu’ont respectée les traducteurs, me semble-t-il.
On espère que d’autres récits et des poèmes de Stachura seront publiés.
Le petit livre étant enserré dans une page pliée et collée, il faut l’enlever pour le lire, ne pas hésiter d’autant que le prix est très modique, et que ce petit trésor polonais mérite à lui seul plus d’attention que bien des livres inutiles.

« Je ne connais pas toute la vérité. Je dis ce que je sais. » dit un des personnages. C’est un état de conscience essentiel.

Isabelle Baladine Howald

Edward Stachura Près d’Annopol, trad L. Orlowska et L. Pinon, Alidades 2023, 50 p, 6,50 €