« Quitter sa langue natale, écrire en français », 28, Ritta Baddoura


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  28ème contribution, celle de Ritta Baddoura

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours


Enfant, puis adolescente, j’ai écrit de la poésie en arabe littéraire et en français. Comment, pourquoi, mon écriture a-t-elle doucement, au cours de l’adolescence, pris essentiellement le chemin du français ? Réflexions, reconstitutions, imagination, interprétations, artefacts, hypothèses.
Je ne sais pas.
Ce chemin m’est apparu un jour plus facile, plus fluide, plus naturellement familier en écriture que celui de l’arabe littéraire.
Ma langue natale parlée est le libanais. Ponctuée de mots français surtout mais aussi anglais. Le parler libanais est ainsi. Libre et ouvert, aimant les expressions, les gestes et les sonorités sororaux aux émotions, et métissé de désirs et de langages. Les Libanais sont pour la plupart polyglottes, qu’ils aient fait des études supérieures ou appris à jongler avec les langues en autodidactes.
Le français n’est pas exactement ma langue natale, pas celle des proches parmi lesquels j’ai grandi. Même si le français et la France ont mêlé leurs lettres et leurs aspirations à la culture libanaise et au destin du Liban et du Proche-Orient à un moment donné de l’histoire.
Le français n’est pas ma langue natale mais c’est en quelque sorte ma langue maternelle. C’est ma mère qui a commencé à me l’apprendre très jeune, à la période à laquelle j’articulais mes premiers mots en libanais. Mon père s’exprime bien en français, avec un bel accent libanais. Il m’aidera à faire mes devoirs quelques années plus tard. L’émotion dans sa voix lorsqu’il me récitera Racine et Corneille me touche encore de sa lumière.
Les premières années, c’est maman qui se penche sur mes livres et mes cahiers d’écolière. Elle a un joli français, émouvant, maladroit. Presque sentimental. Elle m’a initiée à cet amour, à la beauté de sa musique. Ma mère m’apprenait patiemment à apprendre par cœur, avec le cœur, et à réciter la poésie. En français. En arabe littéraire. Elle m’attendait longtemps dans les rayons des librairies lorsque je m’aventurais dans les labyrinthes des livres d’images et de mots. Elle avait cette patience et moi cette passion.
Il y a aussi la grande bibliothèque en bois qui trônait dans la salle de séjour avec des ouvrages essentiellement écrits en français. Des ouvrages d’adulte. De beaux livres. Avec un papier qui sentait d’autres jardins. Cette bibliothèque fut la porte magique par laquelle j’ai accédé à d’autres univers, paisibles, possibles, quand la guerre ravageait tout. La langue parlée en arabe libanais durant mon enfance, avait par instants une intimité indicible avec la mort.
À la maison on parlait en libanais.
Dans la grande famille de mon père et dans celle de ma mère aussi.
J’ai appris à écrire à la fois en arabe littéraire et en français. Dans la même temporalité. Deux alphabets qu’il faut dessiner, tracer, prononcer, différemment. Je les aimais profondément et aimais les sentiers qu’ils créaient vers les livres, les idées, les mondes, les littératures, les autres. L’intériorité.
J’étais scolarisée dans une école francophone. L’apprentissage des langues, arabe littéraire et française, y était abordé avec la même prévalence. Les matières principales étaient enseignées en français. L’anglais viendra un peu plus tard. La plupart de mes camarades de classe parlaient le français avec leurs parents à la maison. Questions de classes sociales, de communautés religieuses, d’histoire du Liban, de conflits fratricides, d’aventures identitaires, de géopolitique.
Que s’est-il passé dans l’au-delà du sens pour que j’écrive en français ?
Mystère.
Domaine de l’intime. Cela concerne mon être, plus loin que la tendresse, la séparation, l’appartenance, le désaveu, la résistance, l’émancipation.
Je n’ai pas envie d’en parler car c’est une histoire d’amour.
Écrire c’est l’autre de la parole. L’oralité et l’essence de ma langue libanaise, ainsi que les architectures et l’imaginaire de mon arabe littéraire, trouvent place dans mon écriture différemment, étrangement. En poésie tout parler étrange peut s’écrire.
Mon libanais se parle et se raconte dans ma poésie en français.
Écrire de la poésie en français m’a permis de ne pas quitter ma langue natale, d’y exister autrement.
Par la poésie mon français et mon libanais révèlent l’un à l’autre leurs étrangetés respectives et mutuelles, leurs résonances. Mais seulement celles et ceux pouvant lire et comprendre le français, ou déchiffrer la musique du langage, y ont accès. Une langue est restrictive. Et par un choix de langue des frontières se révèlent.
C’est foncièrement différent pour moi d’écrire et de parler. Pendant une partie de ma vie, quand je vivais encore au Liban, j’ai parlé en libanais mâtiné d’alliages et j’ai écrit en français. J’ai cheminé dans l’écriture par cette alternance.
Lorsque j’ai commencé à vivre en France, parler et écrire m’ont été un temps plus que difficiles. Devant parler le français en France tout le temps tous les jours, écrire en français a failli devenir impossible. Il a fallu des traversées.
Revenue à l’écriture, parler en français au quotidien peut s’avérer complexe pendant certains moments, quasi-imperceptibles. Même si cela ne s’entend pas. Le français parlé altère à ces moments-là mes mâchoires, travaille les parois de mon oralité.
Quelquefois fluide et cristallin il coule de ma langue. Quelquefois l’effort incommensurable pour l’articuler.
Écrire aller au-delà du dicible. Partout en moi et partout étrangère. Exil et foyer pour toutes mes langues.

Ritta Baddoura


Née au Liban, elle vit en France depuis 2008. Parmi ses ouvrages de poésie, les deux derniers paraissent aux éditions L’arbre à Paroles, coll. iF : Parler étrangement (2014) et Désaltère (2022).