Daniela Danz, traductions inédites de Axel Wiegandt et Roland Crastes de Paulet. (Poesibao III, 6, inédits & traduction)


Traductions inédites pour Poesibao de Daniela Danz, poète allemande remarquable, par ses traducteurs Axel Wiegandt et Roland Crastes de Paulet.


Daniela Danz est une poétesse et écrivaine allemande née en 1976 à Eisenach, elle est vice-présidente de l’académie des sciences et des lettres de Mayence. Elle vit avec sa famille à Kranichfeld en Thuringe. 
Elle a publié cinq recueils de poèmes, deux romans, des essais, des livres pour enfants et même un livret d’opéra.
Elle n’utilise généralement pas de ponctuation dans ses poèmes et n’avait encore jamais été traduite en français.
Dans chacun de ses recueils, Daniela Danz traite d’un thème qu’elle développe et éclaire sous différents angles, en dialogue avec Hölderlin, poète qu’elle vénère et qui a, selon elle, vécu à une période de grands bouleversements qui n’est pas sans rappeler la nôtre :

Dans Pontus, elle s’intéresse aux frontières, à la question de savoir où finit l’Europe à l’Est et quelles sont ses valeurs, elle nous emmène en mer Noire et tente (le titre du recueil l’indique déjà) de jeter un pont entre l’Occident et l’Orient ;

Dans V (pour Vaterland), elle s’interroge sur le concept de patrie (Vaterland) et en quoi il diffère de celui de région natale ou terroir (Heimat) dont il serait une version abstraite et transcendée. Où sommes-nous chez nous et où le sont les migrants qui débarquent sur nos plages ?

Axel Wiegandt et Roland Crastes de Paulet, traducteurs.


Festung

1
Blitzlicht am Ufer ein geruchloses Meer
auf der Estrade hocken die Entdeckten
und heften ihre Blicke auf zermahlene
Muschelschalen den gleichgültigen
Strand und die Kameras halten drauf
bis einer sein Gesicht in die vorderste
Linie schickt während weit hinter
den schnellen Gedanken sich etwas
verlangsamt und auf der Strecke bleibt –
ein allzu sentimentales Relikt für die
es nicht angeht die Einheimischen

2
als das Boot durch die Nacht trieb
sahen sie unter sich ungeheuer
leuchtende Formen und die
ausdruckslosen Augen der Makrelen
Zeichen eines Lebens im Wasser
wie in Ahnensagen Gehörtes
wo einer ins Meer geht und nie zurück
kommt nicht tot noch lebendig
 
3
im Musée du Louvre steht eine alte Dame
nachdenklich vor dem Floß der Medusa
und weiß den Eindruck nicht zu beschreiben
den es ihr macht

4
auch wir sind hingefahren eine kleine Familie
und haben im Meer gebadet

Pontus
© Wallstein Verlag, Göttingen 2009


Forteresse
1.
Flash sur le rivage une mer inodore
sur l’estrade ceux qui ont été découverts sont accroupis
et fixent du regard les coquillages
broyés la plage indifférente
et les appareils photo qui les traquent
jusqu’à ce que quelqu’un envoie son visage
en première ligne tandis que loin derrière
ses pensées rapides quelque chose ralentit
et reste sur le carreau –
une relique bien trop sentimentale à laisser
intolérable pour les locaux

2
quand le bateau dérivait à travers la nuit
ils virent sous eux
des formes extrêmement brillantes
et les yeux inexpressifs des maquereaux
signes d’une vie dans l’eau
comme entendu dans les légendes ancestrales
où quelqu’un prend la mer et ne revient jamais
ni mort ni vivant

3
au Musée du Louvre une dame âgée se tient
pensive devant le Radeau de la Méduse
et ne sait pas décrire l’impression
qu’il lui fait

4
nous aussi y sommes allés une petite famille
et nous nous sommes baignés dans la mer



Masada

Wenn du dann stehst wo es still ist dass du
es merkst wenn das Denken aufhört und
das Hören anfängt wenn das Hören aufhört
und das Sehen anfängt wenn ein Vogel
fliegt wenn du als schwarzer Vogel gleitest
und schreist wenn du zu sprechen ansetzt
in der klaren Luft und von nichts sprechen
kannst als dem Licht so als wäre es das erste
Licht wenn du einen Schatten auf den Fels
wirfst und sagst mein Schatten bleibt
und der Fels vergeht wenn für jetzt wahr ist
dass es gut ist den ganzen Einsatz zu wagen
kannst du die Wüste mit Namen nennen

Pontus
© Wallstein Verlag, Göttingen 2009


Masada

Quand tu te tiens ensuite dans le silence
si bien que tu le remarques quand penser cesse
et écouter commence quand écouter cesse
et regarder commence quand un oiseau
vole quand tu planes tel un oiseau noir
et cries quand tu t’apprêtes à parler
dans l’air pur et ne peux parler de rien d’autre
que de la lumière comme si c’était la première
lumière quand tu projettes une ombre sur le rocher
et que tu dis mon ombre demeure
et le rocher passe quand c’est vrai
maintenant qu’il est bien d’oser tout engager
tu peux appeler le désert par son nom


Masada :
forteresse naturelle qui domine la mer Morte en plein désert de Judée. Symbole de l’ancien royaume d’Israël et de sa destruction brutale, elle fut la dernière poche de résistance des patriotes juifs face à l’armée romaine, en 73 de notre ère.



Ceyx 

Bleiben könnten wir hier auf den Felsen
Flügel deine Schulterblätter Klippen
unter uns die Knochen brechen doch
Flossen unsere Arme Beine glänzend zähl
ich jede Schuppe deines Leibes sirren
über uns Zikaden oder ist das unser Ton ?

wo aber du nicht hier bist stürze allein
ein Eisvogel ich ins Meer wie du
voll Überfluss rennt es heran wirft
Wellen gegen mich dass ich sie breche

wie du glitzerst jetzt und salzig schmeckst
ein Kormoran sieht gierig auf dich nieder

Pontus
© Wallstein Verlag, Göttingen 2009


Ceyx*

Nous pourrions rester ici sur le rocher
des ailes tes omoplates falaises
en dessous de nous qui brisent les os
mais des nageoires nos bras jambes brillants
je compte chaque écaille de ton corps
des cigales chantent-elles au-dessus de nous ou est-ce notre son ?

mais comme tu n’es pas là
je plonge seul un Martin-pêcheur dans la mer
comme toi pleine d’excès
elle s’approche lance des vagues contre moi
afin que je les brise

comme tu brilles maintenant et ton goût est salé
un cormoran abaisse sur toi un regard gourmand


*Céyx, roi de Thessalie. Malgré l’opposition de sa femme, il part consulter l’oracle d’Apollon sur l’état de son royaume. Il trouve la mort lors du naufrage de son navire, qui essuie une terrible tempête. Lorsque, accablée par le chagrin, sa femme est changée en oiseau, les dieux le métamorphosent lui aussi, pour que tous deux soient à nouveau réunis.



Das ist das Land

Das ist das Land von dem man sagt
daß alles hier aufhört und alles anfängt
das sind die Dörfer die im Schlaf
über mich kriechen mit schweren Sockeln
der Kirchen und bellenden Hunden
das sind die Dörfer in deren Leere
ich morgens stehe wenn ich erwache
das ist der Tau zu dem ich den Durst
noch am Abend verspürt habe
das ist das Land der kalten Dörfer
das sind die bellenden Dörfer
die sagen: wie lebst du bequem
während wir dreimal aufhören
und einmal den Anfang nicht finden
das bin ich unter der Decke
der wimmernde Hund geht nachts
durch die Dörfer seine Füße laufen
im Schlaf auf der kalten Straße
getrieben vom Gekläff der Meute
das ist das leere Land das mich
morgens bekniet und abends verbellt
das ist im Schlaf ein Dorn und da
habe ich auch die Zeit gesehen
als die Dörfer sich über mich schleppten
sie sah nach nichts aus aber der Zug
von Nachsicht um ihre Mundwinkel
zeichnete sie aus vor allen Gestalten
des Traums: du bist nicht gekommen
ich habe gesagt Herbst und Mahd
ich habe dir einen Kirmesburschen geschickt
aber du wolltest umkehren

V
© Wallstein Verlag, Göttingen 2014

C’est le pays

C’est le pays dont on dit
que tout finit ici et que tout commence
ce sont les villages qui rampent sur moi
dans mon sommeil avec les lourdes fondations
des églises et des chiens qui aboient
ce sont les villages dans le vide desquels
je me tiens le matin quand je me réveille
c’est la rosée pour laquelle je ressentais
la soif encore au soir
c’est le pays des villages froids
ce sont les villages aboyeurs
qui disent : comme tu vis confortablement
alors que nous nous arrêtons trois fois
et qu’une fois nous ne trouvons pas le début
c’est moi sous les couvertures
le chien qui gémit passe dans les villages la nuit
ses pattes trottent dans mon sommeil sur la route froide
pressé par les jappements de la meute
c’est le pays vide qui me tanne le matin
et m’aboie dessus le soir
c’est une épine dans mon sommeil
et là j’ai aussi vu le temps où les villages
se traînaient au-dessus de moi
elle ne ressemblait à rien mais l’expression d’indulgence
au coin de sa bouche la distinguait
de toutes les créatures du rêve : tu n’es pas venue
j’ai dit automne et fauchage
je t’ai envoyé un garçon d’honneur
mais tu as voulu rentrer



STUNDE NULL : LOOP

Die Linde hat all ihre Blätter verloren
und vom Sommer blieb nichts als
der Wunsch dem alten Deutschland
noch einmal den Kopf zu kraulen
und zu versprechen dass seine Enkel
sich besser erinnern werden – was nützt
ein Gedicht wo die anwachsenden
Berge der Dinge zum Jodeln zwingen

V
© Wallstein Verlag, Göttingen 2014


HEURE ZERO : BOUCLE
Le tilleul a perdu toutes ses feuilles
et de l’été il n’est resté rien que
le souhait de gratouiller encore une fois
la tête de la vieille Allemagne
et de promettre que ses petits-enfants
se souviendront mieux – à quoi sert
un poème lorsque les montagnes croissantes
des choses obligent à iodler



« Wir leben. Wir sind für alles. »

Wie geht anfangen wie geht
erinnern ohne zu vergessen
vor mir im Schnee ein Mann
sein Rücken einsam düster
wie geht anfangen nicht erinnern
Lichtblitze die ihm als Junge Bilder
zeigten kurz und grell sieh im Licht
die Schatten wie geht Nichterinnern
horch das Zischen sieh das Licht
und Deutschlands Leichtigkeit
wie hell ist Deutschland wie Ruß
wie Bilder kurz und grell wie geht
Anfangen riech den Schnee
er ist neu gefallen in der Nacht
im Dunkeln geht vergessen
in Bildern kurz horch den Schnee
ganz leicht liegt er wie Leinen
etwas brennt ein Zischen düster
wie Bilder nachts an Wänden horch
das Zischen riech den Brandgeruch
sieh das Ruß auf weißem Grund

V
© Wallstein Verlag, Göttingen 2014


Nous vivons. Nous sommes pour tout. *

Comment c’est débuter comment c’est
se souvenir sans oublier
devant moi dans la neige un homme
son dos solitaire lugubre
comment c’est débuter ne pas se souvenir
ces éclairs qui dans son adolescence lui montraient
des images brèves et crues regarde les ombres
dans la lumière comment c’est Ne-pas-se-souvenir
écoute le sifflement vois la lumière
et la légèreté de l’Allemagne
comment est la clarté de l’Allemagne comme la suie
comme des images brèves et crues comment c’est
débuter sens la neige
elle est tombée la nuit dernière
dans la pénombre oublier fonctionne
dans des images brèves écoute la neige
elle repose toute légère comme du lin
quelque chose brûle un sifflement lugubre
comme des images la nuit sur les murs écoute
le sifflement sens l’odeur de brûlé
regarde la suie sur le fond blanc


*Citation d’Otto Piene aux tableaux de fumée duquel se réfère le poème

En français :
D. Danz, la fille aux écouteurs, Alidades, traduction de Roland Crastes de Paulet et Axel Wiegandt, 2025, 61 p., 7 €, qui sont des extraits du recueil encore inédit en France, Wildniss.

Isabelle Baladine Howald remercie vivement Roland Crastes de Paulet et Axel Wiegand pour leur générosité.