Jean-René Lassalle propose ici des traductions inédites de poèmes de la poète allemande Uljana Wolf née en en 1979 à Berlin.
matriochkas
1
déboite-nous il en jaillit une fille
et de la fille dépliée une autre
plus petite jusqu’à la dernière bien dure
et sans couture médiane tu pauseras d’ici
rimbriquant l’une dans l’autre notre tribu vois-tu
que chacune fut mère de sa propre mère
2
et si tu nous assembles n’oublie
pas la plus minuscule et quand tu re
coudras nos ventres n’omets pas les rainures
à visser partant de la plus pleine encoche
jusqu’à ce que feston haut sur feston bas
s’accorde – sinon le dicton prévoit malheur
sans lacune sur l’entière lignée familiale
boutant son fantasque vernis multicolore
Source : Uljana Wolf : Muttertask, kookbooks 2023. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle.
matrjoshkas
1
klappst du uns auf springt eine tochter raus
und aus der weitgeklappten tochter wieder
eine kleinere bis hin zur letzten die ist hart
und ohne mittelnaht setzt du von hier aus
wieder ineinander unsre schar wirst sehn du
dass jede mutter ihrer eignen mutter war
2
und wenn du uns zusammensetzt vergiss
die allerkleinste nicht und wenn du unsre
bäuche flickst vergiss bloß nicht die ritzen
an der dicksten stelle richtig hinzudrehn
bis ein obenmuster auf sein untenmuster
passt – sonst droht sagt man ein unglück
und zwar lückenlos die ganze ahnenfront
hinab mit ihrem bunten wunderlichen lack
Source : Uljana Wolf : Muttertask, kookbooks 2023.
*
Cal Mi Jane (extraits)
III
mon feu de camp a changé ton nom en / Jane / chère Jane
parfois je trouve impossible d’être toi / une telle mince
mère / tu es plus âgée que le plus grand héros de la terre
et / pourtant dérangeante / cachée dans les têtes des soldats morts
V
ils ont craqué des allumettes pour me voir / l’infirmière malade
mais non ne te quitterai / mensonge enflé de pus
mieux faire je peux / une vraie gravure / comme cette Jane
aussi deux épingles d’or puis / quand tu es vieille le révolver
XIII
imagine monter un cheval à cru / dresse-toi fusille
l’air avant qu’il retombe sur ma tête / tu sais bien
j’ai toujours désiré une tête / que j’appellerais maison
où couchent mes chiens / je les cuis / un dollar le gâteau
un jour tu veux peut-être savoir / j’ai confectionné ces bandits
XXV
plusieurs sœurs j’ai eu / que je peux nommer Jane
la seule blague est / qu’elles furent tuées
jamais ne m’ont connue / j’ai bercé un nom
et fini par vivre avec elle
Source : Uljana Wolf : Muttertask, kookbooks 2023. Traduit de l’anglais par Jean-René Lassalle.
Cal Mi Jane (extraits)
III
my campfire changed your name to / Jane / dear Jane
I sometimes find it impossible to be you / such a little
mother / you are older than the greatest hero on earth
and / still troublesome / hidden in the dead soldiers heads
V
they lit matches to see me / the sick nurse
but I will leave you not / a pusgutted lie
I can do better / a real print / like this one Jane
also 2 gold pins and / when you are old the gun
XIII
suppose you will ride a horse bareback / stand up shoot
the air before it falls back on my head / of course you know
I have always wanted a head / I can call my home
there my sleeping dogs lie / I bake them / one dollar a cake
some day you might like to know / I made these outlaws
XXV
I had several sisters / I can call Jane
the only lie in that is / they were killed
they never knew me / I nursed a name
then came to live with her
Source : Uljana Wolf : Muttertask, kookbooks 2023
*
étude pour filles höchiennes
d’après Hannah Höch : Never keep both feet on the ground (1940)
question : qu’est-ce qui demeure, barbe-de-chèvre, qu’est-ce qui ondule
comme toi au lac des saintes ? réponse : ce qu’on creuse
dans la terre, ce que longuement on collage. question : comment conti
nuerai-je à vivre, le mot colle pénètrera-t-il la texture ?
réponse : masque ce tuft de cygne, biffète, beware.
glu ne peut. glu doit sortir. question : or
l’adhésif, si l’on y pose pied, quid d’intersection,
menaçantes nuées, chaussons, flocons ? réponse :
qui jamais n’assura ses deux jambes ne tiendra sur ce mastic.
question : compris-je clairement, le code est « ballant » et non
« ballet » ? réponse : les silènes blancs pleuvent doucement. la nuit
on se sauvegarde dans la griffe. question : assurément, mais
quoi d’autre, si l’on ne subsiste pas ? réponse : barbe-de-bouc
reste barbe-de-souffle et le jardin te ressemblera.
Source : Uljana Wolf : Muttertask, kookbooks 2023. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle.
studie für höchere töchter
nach Hannah Höch, Never keep both feet on the ground (1940)
frage: was aber bleibt, waldgeißbart, was federt
wie du in heiligensee? antwort: was man gräbt
in die erde, was man lange verklebt. frage: wie soll
ich weiter leben, darf das wort kleber ins gedicht?
antwort: maskier den schwantuft, betupfe, beware.
kleber kann nicht. kleber muss raus. frage: was ist
mit leim, wenn man drauf geht, was mit schnittstelle,
drohend gewölk, und söckchen, flöckchen? antwort:
wer nie mit beiden beinen, der steht auf keinem kitt.
frage: verstehe ich richtig, das codewort ist billett statt
ballett? antwort: weiße lichtnelken regnen leis. nachts
speichern wir uns in der klaue. frage: ähem ja aber
was dann, wenn man nicht bleibt? antwort: geißbart
bleibt geistbart und der garten wird dir ähnlich sein.
Source : Uljana Wolf : Muttertask, kookbooks 2023
Uljana Wolf est une poète allemande née en en 1979 à Berlin. Elle est une des autrices de la nouvelle génération éditée depuis les années 2000 par la maison Kookbooks de Daniela Seel dont chaque livre reçoit un design approprié. Très jeune elle obtient le grand prix de poésie allemande, le Prix Peter Huchel pour son premier recueil. Son écriture en cycles à motifs contient des miniatures poétiques énergisées par des collages de mots extérieurs qui créent des doubles sens, des images surréalistes ou des torsions rythmiques, à la manière de l’artiste dadaïste Hannah Höch, à laquelle elle dédie plusieurs textes. Elle est aussi traductrice (de Yoko Ono vers l’allemand, d’Ilse Aichinger vers l’anglais) et travailla aux USA, ainsi certains de ses poèmes plus expérimentaux naviguent entre les langues. Sa série « Cal (a) Mi (ty) Jane” est présentée directement en anglais dans des cut-ups des lettres de l’héroïne du Far-West à sa fille présumée. Le texte de base est possiblement un canular mais il en résulte chez Uljana Wolf une étrange réflexion ironique sur les relations mère-fille avec des dédoublements de personnalité et des fusions hallucinées. Uljana Wolf est maintenant directrice du festival international de poésie de Cologne, Poetica.
Bibliographie sélective
Kochanie ich habe Brot gekauft. kookbooks, 2005
Falsche Freunde. kookbooks, 2009
Meine schönste Lengevitch. kookbooks, 2013
Etymologischer Gossip. kookbooks, 2021 (essais)
muttertask. kookbooks, 2023
Traduction en français
Deux fins petits livrets chez Contrat Main, traduits par Pascal Poyet : Annalogue des fleurs et Annalogue des oranges (2016)
Uljana Wolf sera aussi dans l’anthologie en français des livres de Kookbooks prévue vers fin 2026 par les Editions Vanloo à Aix-en-Provence.
Sitographie
Écouter Uljana Wolf lire 2 de ses petits poèmes à variations en allemand, avec la traduction française de Pascal Poyet en regard
Entretien en anglais avec Uljana Wolf dans un magazine de Berlin
Visionner un des 26 mini-vidéotextes où Uljana Wolf (avec le musicien Marc Sabat et la traductrice Susan Bernofsky) exemplifie poétiquement son projet de « Falsche Freunde » ou « faux amis » entre deux langues : elle part ici de la lettre A et dédouble le mot « art », qui signifie « art » en anglais et « manière » en allemand
Choix, traduction et présentation de Jean-René Lassalle