Dagmara Kraus, « si je parlais (toutes langues) », lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald entre ici dans l’étrange poésie de la poète allemande Dagmara Kraus et souligne la prouesse du traducteur.



Dagmara Kraus, si je parlais (toutes langues), traduction et présentation Jean-René Lassalle, Grèges, 2024, 96 p, 16€


Une proposition de chant


Comment rendre toutes ces langues, doublées par celles que son traducteur Jean-René Lassalle invente à son tour pour pouvoir rendre son et/ou sens, comment tenir tout ça dans la seule langue que je connaisse vraiment quant à moi, comment tenir face à toutes ces interrogations tellement je suis sidérée par le travail de Dagmara Kraus autant que par celui de son traducteur. J’ai pleinement conscience que cette note de lecture ne peut rendre le génie de ces langues.

Dagmara Kraus est une poète polonaise de langue allemande née en 1981. Elle a publié, si je ne me trompe, sept livres en Allemagne et reçu plusieurs prix. Parait chez Grèges, Si je parlais (toutes langues) : le titre est en bleu, le poème fait partie de la « langue bleue » de Dagmara Kraus, inventée, langue dite aussi Bolak, reprise de langues existantes ou inventées  pour « favoriser la communication internationale en simplifiant la grammaire et en empruntant des morphologies à plusieurs idiomes du monde » explique Jean-René Lassalle (p. 89).
Elle utilise également des formes très anciennes de vers et pratique l’anagramme avec jubilation, le reste encore plus fou et plus complexe est à découvrir en lisant le livre, notamment par la présentation du traducteur qui donne quelques grilles de lecture.
Ce livre est une anthologie qui donne à lire et quoi d’autre, voir, déchiffrer, ouïr, ce travail profondément original.
Ce travail tient bien sûr des multiples contraintes que l’auteure se donne, qu’on connaît en France par exemple sous le nom d’Oulipo, qu’elle appelle elle poésie linguistique et l’on comprend qu’en effet il s’agit avant tout de langues multiples qui existent et d’autres qui sont inventées, mélangées, retournées dans tous les sens.
Jean-René Lassalle dans sa postface nous dit que « ces expérimentations pourraient provenir d’une hypersensibilité au langage et d’une joie du jeu avec son médium artistique. » (p. 89). La joie, on la sent, on l’entend. Postulat à l’écriture, kleine grammaturgie, petite grammaturgie, opère un vrai détournement : défaire les langues de la grammaire, les temps jouant entre eux et avec les sujets, et bien sûr les jeux de mots (Leid/douleur/Lied/chant pour un exemple très simple) avec une sorte de mise en page qui ne renie pourtant pas le vers.
De son travail de traducteur, pour un des poèmes emprunté par Dagmara Kraus au poète américain Franck O’Hara, présenté dans les langues anglaise et allemande complètement « contaminées » l’une par l’autre, Jean-René Lassalle, qui fait ici un vrai travail de création, explique : «  le versant français pour nous n’est donc pas traduction du versant anglais de Kraus, intouché, mais une traduction de l’allemand kraussien, lui-même traduction déformante de cet anglais » (p 90). On imagine le travail, la souplesse linguistique qu’il faut aux deux protagonistes.

A la question qu’est-ce que la déconstruction – si souvent assimilée à tort à la destruction, faut-il continuer de le dire… – Jacques Derrida répondait « plus d’une langue ». Dagmara Kraus ajoute « toutes langues », ce qui ouvre encore davantage. C’est sans doute impossible mais par l’impossible du langage les poètes sont attirés…
Nous y voici, parce que « toutes langues » n’apparaissent que si apparaissent également les écarts, les silences, les entre langues. Bref, un infini, « une ènième fois la construction de la tour de Babel » (p. 35).

A qui veut s’amuser, ouvrir ses yeux grands comme des soucoupes, et entendre des sons inattendus (comment lire cela à voix haute ? Ce doit être une expérience tellement étonnante), lire des mots étranges dans des vers étranges : on se sent constamment, audio-visuellement si je puis dire mais aussi intellectuellement inclus dans le texte, en restant dans la jubilation du texte.
C’est sous ses allures joueuses et joyeuses un travail très précis, très abouti, très approfondi, qui ne craint ni le lyrisme ni le burlesque, et qui propose cette écriture de quelqu’un ou d’une langue qui demanderait à un(e) poète : hymne-moi (p. 13). C’est donc bien une proposition de chant.

Saluons ces langues et celles du traducteur qui à l’instar des plus grands a réussi le pari de nous faire comprendre qu’il existe et qu’on peut inventer :  toutes langues.

Isabelle Baladine Howald

Dagmara Kraus, si je parlais (toutes langues), traduction et présentation Jean-René Lassalle, Grèges, 2024, 91 p, 16€



En langue bleue ou Bolak :

voltch if me spika ate lanku of gev
-voltch if me spika is ate bistu vilted
is ate vatu ad pfos
-ate tralbu
me ia ferka
-rig ade nomu
ate  vortu re nu tenka an sinf
it esmipo en tchanto

Traduction :

Si je parlais toutes langues de la terre
-si je parlais comme toutes bêtes sauvages
comme toutes les eaux de l’abîme
-toutes les graines de fleurs
alors l’origine
-des noms je l’oublierais
tous les mots qui ont un sens
-tous les mots qui n’ont pas de sens
et simplement je chanterais
(P 40)


Fourmielle

penser elle avoir épuisé donc s’en aller
dans chambre des ventes où elle s’être acheté
maquillure rouge quelque peu ; et lavé
se l’être, aussi s’avoir coiffé et encrémé
rougeâtre enfin assis s’être dans puits de lumière
naturellement, pourquoi elle avoir été tellement
parée et bellement, chaque passant par
là s’avoir énamouré. lui-bovin être
parpassé et parlé elle : hola vous —
fourmiette oui ?          vouloir toi marier moi ?
elle-fourmiette avoir dit retour : mais comment ?
toi procéder pour que moi devoir m’amourer ? bovinlui
se risqué de boviner : tandis que fourmielle
fermé oreilles avec petons que deux.

poursuivre ton chemin, elle dire à bovin-lui,
pourquoi toi me horrifier, davantage horrifiante-moi
je horrifier au-delà. identique
être arrivé à chien qui s’être déchienné,
à chat qui avoir chagriffé, cochon
qu’être encochonnné, coq qui désirer
coquiner ; tous déclenché répulsion
en elle-fourmi ; aucun de quiconque obtenu
ses faveurs, jusqu’à linsecte paru à sa porte
qui avoir su tant doux fin agir
pour amourationner que fourmi-elle
donné noire main sienne à lui. eux vécu
comme tourterelles en bonheur oncques
mirer la pareille dès moment monde être monde.
(P. 45)