Martina Kramer,  “Atelier lumière, où se joue une physique poétique”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel ouvre pour les lecteurs de Poesibao ce livre étonnant de Martina Kramer, véritable atelier lumière, formes et mots.



Martina Kramer,  Atelier lumière, où se joue une physique poétique – éditions Po&psy, Érès – 116 pages, mai 2024, 25€


Un atelier est un endroit où l’on travaille à la transformation de quelque chose. Les préhistoriens devinent par exemple (à l’accumulation enfouie de débris de pierres) qu’une équipe de faiseurs d’outils œuvrait ici ou là, ciselant alors leurs moyens de survie. Mais qu’une plasticienne, aujourd’hui, sculpte de la lumière (ou plus généralement y explore l’atterrissage de la lumière solaire sur divers supports par elle préparés, pour y engendrer et saisir de surprenants, complexes et gracieux reflets) fait de son atelier un véritable lieu d'”écriture solaire” – et l’occasion d’une réflexion (cette fois mentale !), à partir de cet échange “enjoué” et méthodique avec le soleil, sur ce à quoi sait jouer la réalité physique quand on lui fait ouvrir sa propre boîte à formes, en réponse naturelle à nos montages “incidents” – au sens propre de l’adjectif optique – et gourmands d’effets (comme un enfant savant multiplierait ses densités de fluides à ricochets ou ses grains de parois à échos). Martina Kramer, dans la seconde partie de son recueil, médite ainsi – précisément et profondément – sur l’incidence (générale et secrète) de la lumière même sur la matière, la vie et la pensée. L’âme de son atelier d’abord, l’atelier de son esprit ensuite, voilà – avec brio et humilité – les deux moments liés, proposés par ce très étonnant livre.

Oui, d’abord, un dispositif – ingénieux et saisonnier – d’atelier fait jouer (par un vélux) la lumière du soleil sur des supports soigneusement calibrés, recourbés, hachurés, pour en faire jaillir des reflets rares, dynamiques et virtuoses. Rares, car des façons de faire se croiser les rayons résulte un inattendu tissu de micro-mirages. Dynamiques, car du déplacement apparent des rayons solaires (par l’autorotation insensible de la Terre) vient le dessin cinétique d’un véritable geste temporel, d’une nue caravane de reflets s’affichant lentement sur le mur. Virtuoses, car la lumière, en rebonds, s’y plie et replie sur elle-même, condensée en nœuds plus ardents ici, distendue en lacunes et dentelles là. Toujours, une lumière fournit les fils de son intrigue, et l’assemblage d’un support induit la danse de ses reflets. On voit alors, enchanté et instruit, évoluer cet art si indissociablement abstrait et concret : abstrait car le montage sépare la lumière d’elle-même et en extrait les “qualités dormantes”, concret car la réalité est laissée s’y rassembler elle-même, selon les propres (et indigènes) contraintes de son extension, rythmes de son écoulement et postures de sa densité. On laisse ici la boîte de Pandore s’ouvrir toute seule : les “fleurs de lumière” résultent de leurs graines mêmes de présence. Le bouleversant ici, c’est cette production de reflets fidèles à leur loi cachée de production, qui ne pourront nuire à personne, qui ne veulent illusionner personne, qui ne remettent pas à plus tard leur magnifique et ténu sommet de présence et veulent bien, pour tout Paradis, de leur fugace exploit d’être.

Et ces (méthodiques et féconds) gestes d’atelier ne sont eux-mêmes que le départ, ici, d’une belle méditation. Car cette locale et laborieuse trinité (un Soleil qui brille, une terre qui tourne, un œil humain qui détecte et s’impressionne) est un formidable lieu de rencontres : rencontre, dans le dispositif, de matière et lumière; rencontre, dans la perception, de vie et pensée ; rencontre, dans la surprise, d’une sereine ou innocente réalité et d’une anxieuse ou responsable conscience. Car, devant ce que son expérimentation esthétique a fait se produire, notre artiste saisit que, naturelle ou artificielle, la réalité est toujours d’abord ce qui a de quoi se produire, comme un élan d’existence qui doit en avoir sur lui les moyens (qu’il se les donne, ou qu’on les lui procure). Le sous-titre du livre (“où se joue une physique poétique“) dit bien l’intuition remarquable de Martina Kramer : d’une production de reflets résultant d’un montage réalisé, vient l’idée d’une réalité montée pour produire ses propres résultats. Et non pas ici montée globalement par un Dieu, ni localement par l’ingéniosité de l’homme, mais montant son propre atelier de présence continuée. Réalité universelle à la fois poétique et physique, puisque poésie – écrit l’auteure – c’est au moins liberté d’association ou liaison et dépassement des formes convenues, et c’est exactement ce à quoi joue cette réalité, et physique, c’est matière et énergie . La réalité physique est en effet matière (“chair de l’espace” et “graine du mouvement”, p. 73) pour pouvoir se produire et disposer d’abord de ses propres constituants – des éléments consistants comme masses volumiques mobiles, prêtes à sauter dans la présence comme des sortes de projectiles composables, et elle est énergie pour, l’absorbant ici, la libérant là, pouvoir transformer ce qui s’est produit en ce qui se produira, financer sa capacité de changement, pérenniser sa succession d’états. Disposer de ce dont on est fait, stocker et faire circuler de quoi devenir, voilà le lot de toute réalité : Martina Kramer trouve de singuliers accents pour décrire la matière comme une densité qui ose (qui se jette dans le bain incertain du hasard, une audacieuse qui doute mais cultive résolument ses fantômes), et la pensée – oui, la pensée des choses et la nôtre ! – comme un ordre qui se cherche, une cueillette de conditions, une mobilisation d’éléments de présence à toutes échelles et dimensions qui simultanément la requièrent. Avec un œil qui, devant la voûte céleste, voit si loin devant lui, et si profondément avant lui – oui, voit briller dans les étoiles à la fois la devanture de son mystère, et “l’avant de son espèce” (p. 99).

Véritablement, l’auteure fait ici un saut juste et profond de la réalisation de ses entortillements de lumière réfléchie à la mise en lumière de l’atelier général de présence qu’est la réalité. Dans son atelier personnel, déjà, il y a de l’éternel – même amnésique (ses configurations optiques offrent un présent sur lequel la mort n’a pas prise, mais dans un tracé-fantôme s’inscrivant sans réciprocité dans l’espace : ce qu’il vient tout juste de devenir ne lui est, à chaque moment, déjà plus rien), et une vacuité – même innocente (c’est l’exercice spirituel d’un effort strictement inhabité, mais pur et littéralement impeccable : qui irait juger ce qui ne garde rien de tout ce qu’il traverse ?). Et l’on passe ici à un atelier général de l’univers sans religion ni morale : sans religion, car l’auteure en reste au mystère (mais sans remonter à un sacré comme source – séparée de lui et de nous – de ce mystère ; ni conduire à un salut, par un usage immortalisant de ce sacré) ; sans morale, car le don de présence livre une rare apparition sans personne à secourir, ni conscience à juger, ni motif à justifier : la lumière fait des siennes, voilà tout, en silence et en paix (on est ici dans l’anti-laser, et hors des lueurs survitaminées de nos artificiers !). Son “don”, ne se drapant d’aucune dignité, n’imputant aucune responsabilité, est seulement, comme chez Lucrèce, délicat et nu. Et (comme on n’en voit d’équivalent que chez le scientifique Michel Cassé et nos deux Jacques – Roubaud et Réda -) d’une rare rigueur poétique, et d’un exceptionnel intérêt.

Marc Wetzel


En attente d’un glissement                                                                                                                                
éléments suspendus

entre les forces contraires
états incertains

soudaine conscience
instant de présence

entre le fugace
et l’infini

la matière dans son audace
invente sa transformation” (p. 69)


« Vers une forme d’être
vers une langue entre

nuée de débris
fin ou commencement

comme après l’explosion
avant le mot ou le geste

la nuit frémit
dans ses étincelles

prépare sa phrase
son aile virtuelle” (p. 80)


Vers une langue entre
tentatives hasardeuses

les formes en devenir
cherchent leur traduction

un temps d’innocence
d’apesanteur somnolente

avant leur rencontre
dans une réalité

pensée et matière
volent en liberté” (p. 81)


Un temps d’innocence
précède la phrase physique

réflexion éphémère
des souffles flottants

des notes d’espace
entrent en résonance

en absence de récepteurs
en absence de toute attente

cache-cache des signes
matière dans son enfance” (p. 83)


Dans le bain incertain
des questions émergent

le doute en héritage
cultive ses fantômes

comme si la chaîne de vies
le palais d’atomes

pouvait être interrompue
défaite ou anéantie

malgré les consciences
qui s’élèvent qui en rient” (p. 87)


“Autour de son noyau
une gravité construit

des mouvements cosmiques
des structures de vie

spirales ou méandres
courbures ou branchements

contre la contrainte d’espace
résistance des éléments

cohésion de fines dentelles
écume au seuil d’un sens ” (p. 93)


Aucune révélation
silence des savoirs

la science reste étrangère à ce champ
aucun neurone ne saura dévoiler

ce qui le mobilise
ce qui crée la pensée

dans le cosmos mental
comme dans l’instant vécu

les corps sont portés
par une inconnue” (p. 102)


La raison sépare
son flux continue

seule manière de voir
la texture de la nuit

seule manière d’atteindre
l’envers de la perception

parmi les ondes émises
des capteurs terrestres

la matière s’éternise
réinvente son être ” (p. 105)