Andrea Zanzotto, « Le Galaté au Bois », lu par Marc Blanchet


Marc Blanchet explore ici pour Poesibao l’essentiel « Galaté au Bois » d’Andrea Zanzotto dans la traduction revue de Philippe Di Meo.



Andrea Zanzotto, « Le Galaté au Bois », traduction revue & postface de Philippe Di Meo, La Barque éditeur, 2023, 208 p, 30€


Une couverture verte avec la reproduction d’un arbre gravé dessus. Dès les premiers vers du Galaté au Bois d’Andrea Zanzotto, un sentiment naît : l’arbre a dévoilé la forêt, qui, ici, a l’épaisseur d’une silva obscura. Le vert des arbres est printanier ; il s’inscrit dès le poème Cliché parmi des « drapeaux » et la présence d’un cirque – autant d’états de la langue poétique italienne croisés à un rythme, une vivacité, un mouvement, où se dessine un probable espace circassien. Tout le livre en témoigne : il s’agit de faire surgir une langue, de lui donner vigueur, nouveauté, insolence, et même délicatesse, en éloignant d’elle les préséances linguistiques, les séductions syntaxiques. Le Galaté au Bois du poète vénitien Andrea Zanzotto est une invitation faite à lui-même, et au lecteur, de pénétrer un espace de dévoilement et d’enfouissement où prime une matière forestière ancrée dans l’Histoire, avec la présence de plusieurs poètes, la Grande guerre, les dialectes, le parler dit vulgaire, la langue crue noble, et une nature palpable, charnue, dévoratrice. Inutile de tout « recontextualiser » : accompagnés parfois de précisions de l’auteur en fin de volume, ces poèmes se déploient avec une liberté instruite et apparaissent au début du livre comme l’éclosion d’une véritable printemps-langue. « Printemps-langue » : le terme peut surprendre. Il s’agit d’offrir, aussi insuffisant soit-il, un reflet aux audaces et aux questionnements du poète. Il va sans dire que nous sommes en face, ou au beau milieu, d’une poésie peuplée. De références, d’allusions, de détournements, d’étonnements, de signes, de figures, de saluts à d’autres aventures littéraires, voire de rejets. La poésie d’Andrea Zanzotto se « remplit » de manière organique dans ce livre de tout ce qui peut la nourrir et la « faire rendre », en éloignant le vers poétique loin des territoires de l’académique ou du convenu afin d’inventer une langue qui soit à la fois refondation et refonte. Les poèmes s’y présentent de fait comme les arches sous lesquels petites et grandes histoires se rencontrent dans une étourdissante sédimentation. Précision nécessaire : le Galaté est un traité des règles de bienséance du seizième siècle, forgé sur le nom mythologique de Galatée, cette statue vivante autant imitation parfaite que fascination à double sens : celle de la créature envers son créateur, celle du créateur envers sa création. Pour les « angles d’attaque » que constitue chaque poème, Andrea Zanzotto choisit de les bâtir par une multiplicité de couches linguistiques, allant du trivial au noble, de l’historique à l’anecdotique, de l’énonçable à l’allitération, si proche du bégaiement. Pas la peine de circonscrire l’ouvrage : il vit de sa propre fraîcheur et de son goût de la marche ; il met sur une voie de garage les acquis de l’intellect pour faire triompher une certaine ivresse de l’expression, en premier lieu printanière (elle ne manquera pas d’éprouver d’autres saisons, jusqu’à la plus froide). Il y a néanmoins une géographie à préciser (mille et une choses à préciser en fait mais qui, approchées, tournent le dos à toute saisie) : le bois se confond avec le temps à la colline du Montello. C’est un espace de guerre où se poursuit le cycle de la nature, un mémorial visible et souterrain. En arpentant ce territoire, Andrea Zanzotto en fait remonter et la langue et l’Histoire. Son livre devient le feuilletage comme le feuilleton d’une suite d’événements, de temporalités de toutes sortes qui incarnent une langue italienne plus réinventée que revisitée, comme le fut celle de Dante – jusqu’à être parlée de tous les littérateurs. C’est peut-être le vœu secret, quoique humble, de Zanzotto : donner à lire un poème qui ne serait pas l’énoncé sentimental d’un état au monde, mais le flux d’une perception trouée de toutes parts qu’incarne son choix d’un signe, qui apparaît çà et là : [   ]. Dans un pays d’ossuaires et de cippes, un parcours se fait, où le poème intrigue notre lecture d’un espace géographique en cheminant dans une langue faite de « dépôts linguistiques » qui saisissent tout frontalement, quoiqu’avec une délicatesse surprenante. Ce qui est invisible à l’œil nu (du moins l’imagine-t-on) dévoile ses rhizomes à l’image d’une écriture spatialisée, sans excès ni maniérisme. Citons : « (…) je vais aux ossuaires, et traîne doucement / derrière moi crânes et tibias bien aimés, avec ou sans flûte magique / Toujours plus en eux, doucement, dans la bruyère / je me succède, parmi les engins guerriers sortant de terre, / une fleur succède à un ciel / dans les printemps des os en délabrement, / un oui succède à un non, mais bien peu / différenciés, dans le faible / dans les tiges graciles de cette pluie, de cirque, de jeu. » Puissance d’une succession au-delà de l’exhumation, d’une perception entre terre et ciel, puissance de la nature dans la multiplicité de ses mutations, puissance du temps (historique, climatique), et puissance de soi, comme une capacité de discernement au sein d’une « mémoire boisée » : Le Galaté au Bois relève d’une sorte de mastication du temps dans un lieu choisi, qui se veut comme « aucunlieu » (à moins qu’il ne s’agisse du poète comme lieu…) « Pour que croisse l’obscur / pour que soit juste l’obscur / pour que, un à un, des arbres / et des ramifications et des feuillaisons d’obscur / il vienne plus d’obscur — / pour que de nous tout vienne mettre bas dans l’ombre » : en citant le début du poème (POUR QUE)   (CROISSE), j’essaie, lecteur, de restituer cette manière si singulière d’investir un espace pour qu’il devienne pensée, ou soit pensé, et atteigne une forme par les mouvements, presque les zébrures, du poème. Également de partager une langue qui me semble l’objet d’une déraison acquise, d’un lâcher-prise où l’inconscient (dont des paroles apparues en rêve) n’est jamais absent, mais qui est également vécue comme une investigation dans un « bois historique », ancré dans une mémoire passée, marqué par l’histoire des guerres, la poésie, et sujet aujourd’hui d’une possible éradication (comme si on rasait la forêt de Dante). De manière aussi spontanée (apparemment) que réfléchie, le poème-forêt d’Andrea Zanzotto fait se confronter nature et culture, expose les deux à leurs destructions et leurs renaissances, leur entredévoration, bien qu’ils vivent des mêmes racines. Au cœur de ce grand geste lyrique (oui : lyrique), Zanzotto propose une suite, HYPERSONNET, des sonnets ou plutôt des cristallisations d’une finesse inouïe, qui viennent briser le flux en cours pour resserrer le poème dans une musicalité étonnante*. « Là où le cœur du bois m’a souvent submergé / où parmi les césures que verdures / offensent effroyablement, dans la louche / marche à l’échec de mes fortunes, // là où je connais tout ce qui fut mien, / âcres essaims de pollens, herbes impures / et très pures au miel comme au poison, / heures prestes au fouet en pluies ou brûlures, // là où souspaume et sousfougère / j’ai retrouvé la fraise et l’ardente / chattelette l’humide légère turgescence, / avec ses phares le voyeur perce, entre l’yeuse / l’orne et le hêtre, entre la feuille et la fleur ; / déçu, il fait marche arrière, il est en reprise. » Ce sonnet VI (sonnet nocturne avec phares et voyeur) qui, recopié, impose encore plus sa densité, dit avec bonheur une poésie entre enfouissement et désirs. Elle n’oublie jamais ni le vomissement ni la défécation propres à la nature, et ce dans un déploiement de matières et de termes. Cette poésie explore une matière végétale en constante mutation qui, parce qu’elle a rencontré l’Histoire à « tous ses étages », devient une mémoire du temps. Les choses dès lors se relient, et mes résistances d’abord éprouvées au début de ma lecture cèdent devant l’évidence : « Dans l’heure où plus affairée à son étal la bataille équarrissait, / lorsque comme de poux on scellait les destinées, / ailleurs neutres étaient les bêtesplantes des fourrés / et les sentes menaient à de divines pauses foliées. » Entre le flux dantesque et la retenue pétrarquiste, entre les irruptions éruptives de la Modernité et les évolutions des langues et des vocables, l’écriture de Zanzotto tient d’une poétique qui vient déplacer encore aujourd’hui notre appréhension du langage pour, dans la forme propre à ce livre, l’aventurer au plus près de nous, dans l’épaisseur des paroles et des destins, en dessus et en dessous de la terre, au cœur de la forêt obscure.

Marc Blanchet

Andrea Zanzotto, Le Galaté au Bois, traduction revue & postface de Philippe Di Meo, La Barque éditeur, 2023, 208 p, 30€


* J’en viens là : pour les éditions La Barque, Philippe di Meo a repris sa traduction du Galaté du Bois, « premièrement » parue chez Arcanes 17 en 1986. Il la rejoue, la réinterprète, et la fait entendre à nouveau, avec une exigence et une attention qui témoignent d’une expérience de traduction unique, et qui l’inscrivent de manière essentielle dans une histoire de la traduction poétique en France.