Philippe Jaffeux, « De l’abeille au zèbre », lu par Murielle Compère-Demarcy


Murielle Compère-Demarcy explore ici pour Poesibao le formidable bestiaire aux 499 animaux de Philippe Jaffeux et la démarche de l’auteur.


 

Philippe Jaffeux, « De l’abeille au zèbre », Atelier de l’agneau Éditions, 2023, 32 p., 14€



499 noms d’animaux sur 26 pages figurent dans cet ABéCéDaire (« AbeilleBabiroussaCalaoDahu-aire »…) du Langage des bêtes mis en voix par le poète Philippe Jaffeux. Particularité typographique : chaque page en comporte une vierge en vis-à-vis et la succession des vers assemblés comme sous la forme d’un récit ne comporte aucune ponctuation. Jean de La Fontaine avait mis en scène les animaux dans le genre des fables ; Philippe Jaffeux les met ici en scène sous la forme d’un inventaire poétique qui donne voix à ceux qui par nature ne parlent pas. Le premier visait dans son entreprise de fabuliste à nous offrir une parodie moraliste de la société humaine ; le second vise ici à nous renvoyer une image des Hommes et de la société par le biais de l’évocation concise : aphoristique de la vie animale, au-delà du prisme des apparences et en empruntant le canal à la fois imagé et précis de la poésie. Dans les deux cas un comportement est décrypté, donné à déchiffrer, un message, délivré entre les lignes.

La douceur d’un agneau blesse un rédempteur sacrifié

Il en est ainsi de l’œuvre de Philippe Jaffeux, où l’exigence formelle et le cadre sur l’infini du langage sont aussi importants que l’infinie richesse du contenu. Plusieurs niveaux de lecture se déclenchent au contact du Logos poétique ici canalisé, et des rus de pensée, des rivières lexicales sémantiques deviennent les affluents d’un fleuve dont la syntaxe des méandres se révèle subtilement à l’œil à qui prend le temps d’écouter ce qui se trame au fil des mots et sous la partition du monde, à qui entend le bruit de la langue au-delà de l’automatisme déterministe des algorithmes. Lorsque le lecteur lit :

Une évolution fossilisée ressuscite un mammouth avec une peinture rupestre

un pan polysémique de la langue se dévoile, des télescopages (a-)chroniques s’opèrent et nous transportent en vertu de la richesse foisonnante de la langue française, du temps de la grotte de Lascaux et de Chauvet au métaverse en passant par Alphaville la ville monstrueusement inhumaine imaginée par Jean-Luc Godard.

Cela fonctionne ainsi dans l’œuvre de Philippe Jaffeux qu’on y entre comme en un monde nouveau, celui d’un langage qui transforme notre vision des choses pourvu que l’on s’approche de ses arcanes et que l’on s’apprête à modifier notre rapport au monde. Lorsque le lecteur lit « Un martin-pêcheur sonde le fond d’un envol qui capture la surface d’un étang », un univers entier inachevé, total et non systémique, émerge de la phrase-fractale déroulant devant notre lecture linéaire et cursive des champs sémantiques reliés à nos mythologies collective et personnelle, à nos imaginaires, au Logos en général tel qu’il construit, comme devant la Sagrada Família le poème visuel, formel et mystique, de notre Tour de Babel.
Je dis « Un martin-pêcheur sonde le fond » et je vois l’oiseau vif traverser d’un trait telle une flèche les eaux de notre mémoire et, s’il « sonde le fond d’un envol » j’entrevois dans la fulgurance que le ciel et la terre se touchent, que reflets et apparences s’entremêlent dans une ondulation colorée de l’espace, une cinétique synesthésique qui se tend se tord nous enveloppe et nous touche pour former l’image mouvante, sensuelle et conceptuelle, de la capture ravissante d’un envol…

Chaque entrée de cet Abécédaire du Langage des animaux, De l’abeille au zèbre, propose une mille-feuille poétique comme apparaîtrait sur le sol connu une infinité de strates, de brèches qui entrouvriraient une autre dimension de notre perception visuelle/sensitive/cognitive/épistémologique/créative ou qui s’ouvriraient sur la frise imprévisible de notre cheminement existentiel. Partie intégrante d’un passe universel, la clef d’interprétation de notre monde qui peut ici s’obtenir nous étonne, de cet étonnement magique qui lève des voiles cabalistiques posés sur le monde. Un poète, son langage, nous invite à soulever une certaine superficie du visible et d’accéder par une nomenclature et une taxidermie véritable cabinet de curiosités animales à une autre réelle réalité de notre monde, d’un trait poétique d’observation et de réflexion : « Un serpent liane s’enroule autour d’une couleur pendue à un arbre ensorcelé », ou encore : « Une civilisation nuisible ravage les hannetons d’une planète en voie de disparition » …
En lisant De l’abeille au zèbre publié aux éditions de l’Atelier de l’agneau qui a fait paraître O L’AN en 2011, Courants blancs en 2014 et Autres courants en 2015, toute une nomenclature s’ouvre à la curiosité du lecteur-entomologiste avec comme clé d’entrée à cet abécédaire poétique une espèce animale (in)connue dont la phrase concise déployée cerne un trait essentiel et le prédicat d’une caractéristique marquée et fait émerger une représentation imagée de notre réalité humaine. Un peu comme un linguiste décortique les sèmes de la langue pour en extraire l’essence sémantique, la quintessence poétique. Là où dire, c’est donner à voir.

Murielle Compère-Demarcy