Claude Minière explore ici pour Poesibao la réédition du passionnant livre de Marianne Alphant autour de Pascal et des « Pensées ».
Marianne Alphant, « Pascal, Tombeau pour un ordre », P.O.L. #formatpoche, 2023, 345 p., 16€
« Ou bien encore on reprendra cette histoire, à nouveau, en commençant par la Grâce. » (page 333, la dernière phrase du texte). Oui, c’est ce qu’il faut faire, que le lecteur, pour se sortir d’un tourbillon critique jusqu’au vertige, commence avec le secours d’une chance, à lire ce qu’écrivait Pascal de la grâce. C’est décision de poésie plutôt que de philosophie. C’est disposition de soi-même plutôt que spéculation savante sur la disposition, pour leur édition, des « fusées » de l’écrivain Blaise Pascal. Quelle histoire (« on reprendra cette histoire à nouveau ») ! Quelles histoires ? L’histoire très documentée — à donner le tournis — de l’établissement du texte (« établissement », comme on dit) et des diverses éditions au cours des siècles des « Pensées » ; l’histoire des interprétations et réfutations ; et l’histoire, dans laquelle nous entraîne Marianne Alphant aujourd’hui, de la fréquentation inquiète qu’elle a longuement entretenue (lectures, recherches, visites des ruines et reliques) avec « Pascal ». Une somme sans fin et sans sommeil. Elle nous confie :
« Combien on aime ces histoires méticuleuses qui arrachent la lectrice au chaos et l’y replongent ; ce brouillage patiemment démêlé par les érudits, ces détails fantastiques de coups de ciseaux, de trous d’enfilure et de filigranes. »
Et, encore le « on » pour un « je » :
« Flux et reflux de l’intérêt pour ces précisions. On s’y perd, on les étudie avec passion, on s’en lasse, on y revient… »
Bien. L’autrice, l’admiratrice de Claude Monet, observe la résurrection matérielle du manuscrit, le corps manipulé, le tombeau vide ou obstrué, les bandelettes…Comparer les montages opérés par les différents éditeurs des Pensées est sans doute instructif, sans doute cette activité méticuleuse et savante jette-t-elle un éclairage sur la « culture » — mais le sentiment de Pascal ? Quelle que soit l’édition, le lecteur des Pensées a le sentiment soit d’une perte, soit d’une irruption, d’un gouffre ou d’un trait. Tout cela sans habillage, dans la nudité poétique. L’écrit de Pascal n’est un fouillis que pour qui fouille.
Et pourquoi rester sur l’idée que l’ouvrage de Pascal serait inachevé ? Bien évidemment il l’est. Mais beaucoup d’œuvres de poètes le sont. Logiquement. Comme l’est l’analyse terminée-interminable selon Freud, comme le sont les Cantos de Pound, et même l’œuvre de Descartes. Pourquoi rester sur l’idée, encore, qu’aurait existé un ordre auquel il faudrait élever un tombeau !
Imaginer l’échec de Pascal dans le projet de constituer un tout cohérent des ses pensées est supposer qu’il portait un tel plan. Or, quel poète a jamais programmé son œuvre sur un damier dont il faudrait remplir une à une les cases ? Dante, probablement, mais Pascal n’écrit pas une épopée, il cueille des arguments pour une apologie, une défense de ses contradictions et échappées. Comment les recueillir ? La vision qu’entretient Marianne Alphant du désordre initial des papiers de Pascal est plus subtile : nous sommes dans la chambre du mort, le problème se pose aux héritiers d’honnêtement trier et conserver ce qu’ils y trouvent (le premier chapitre de Tombeau pour un ordre sera justement titré « Inventaire »). Puis viendront les éditeurs, qui déclassent et reclassent (Marianne Alphant mentionne, non sans répétitions, leurs bonnes ou mauvaises actions).
L’ouvrage de Marianne Alphant est son Journal dans ses années avec Pascal. Il est donc autrement passionné qu’une conversation placide comme celle conduite par A. Compagnon dans Un été avec Pascal. On ne passe pas une saison avec Pascal, on y passe une vie. Cependant, une information nous manque, concernant la circulation des écrits au XVIIème siècle : comment publiait-on alors ? Blaise a-t-il jamais envisagé de s’adresser à un imprimeur ? Quel horizon de publication avait-il pour un écrit hors normes, hors destination et usage assurés, hors des pratiques courantes. Des morceaux arrachés sous le surmenage. La lectrice :
« c’est une émotion poignante de suivre le travail d’une rédaction discontinue et toujours mystérieuse, brisée en centaines de morceaux. »
Lectrices, lecteurs, voici le point nerveux : qui veut garder mémoire des Pensées doit « parler de ce qu’impliquent la patience inventive de Pascal et son contraire, l’impatience, partout lisibles ».
Claude Minière
Marianne Alphant, « Pascal, Tombeau pour un ordre », P.O.L., 2023, 345 p., 16€