Jean-René Lassalle propose des traductions inédites de la poète biélorusse Valzhyna Mort (née en 1981) qui s’est exilée aux Etats-Unis.
Feu jaillissant hors des yeux des chevaux
Des yeux de chevaux gisaient sur le carrefour
Yeux de chevaux gisant sur un carrefour
avec sueur mêlée de neige.
N’ai pas de peur,
seulement cela brûle
de marcher sans peau sous la neige.
C’est une douleur
mais aucun scrupule
à attiser le feu dans les yeux des chevaux.
Blanc :
la couleur de cette flamme
ainsi que de tout ce sang sur le carrefour.
Blet :
le parfum de cette flamme
plus que mûr d’un rêve d’enfant.
Et quand tu pénètreras
ce feu jaillissant,
au commencement
tu avaleras sa salive rouge
Et quand vers le haut tu regarderas,
il sera visible
que de toi ne restent
que des yeux de cheval.
Source : Valzhyna Mort dans Lyrikline, 2003, traduit du biélorusse par Jean-René Lassalle avec une traduction allemande et l’original biélorusse.
Вогнішча з вачэй конскіх
Конскія вочы ляжалі на скрыжаваньні.
Конскія вочы ляжалі на скрыжаваньні
поту са сьнегам.
Мне ня вусьцішна,
мне проста сьпякотна
да вачэй ісьці па сьнезе бяз скуры.
Мне балюча і зусім не турботна
разводзіць вогнішча з вачэй конскіх.
Колер гэтага вогнішча –
белы,
як і ўсёй крыві на скрыжаваньні.
Водар гэтага вогнішча –
перасьпелы,
перасьпелы марамі дзіцячымі.
І калі ты ўвойдзеш у гэтае
вогнішча,
то спачатку
будзеш глытаць яго сьліну чырвоную,
калі ж азірнесься ўгару,
то заўважыш,
што ад цябе засталіся толькі
Вочы конскія.
Source : Valzhyna Mort dans Lyrikline, 2003.
La langue biélorusse I
Même nos mères ne savent pas comment nous sommes nés
comment nous avons écarté leurs jambes et surgi en rampant
ainsi qu’on s’extirpait des ruines après un bombardement
qui de nous était garçon ou fille, nous n’étions pas sûrs
nous mangions la terre pensant qu’elle était pain
notre futur : une funambule sur le mince
fil de l’horizon, en solitaire
au sommet
paumée.
avons grandi dans un pays où
d’abord on marque ta porte à la craie
puis la nuit deux ou trois camions arrivent
et nous emportent à jamais mais
dans ces véhicules aucun homme n’était assis
avec un pistolet-mitrailleur
pas même la Mort Faucheuse
plutôt l’amour venait à nous
pour nous emmener voilés.
complètement libres nous l’étions seulement dans les toilettes publiques
pour quelques kopecks personne ne se souciait de ce que tu y faisais
nous résistions à la chaleur de l’été, à la neige d’hiver
lorsqu’on a découvert que nous étions nous-mêmes le langage
et qu’on nous a arraché la langue, nous avons parlé avec les yeux
quand ils nous les ont crevés, avec les mains nous avons causé
quand les mains furent tranchées, avec les orteils avons conversé
sur nos jambes fusillées nous acquiescions pour oui et
hochions pour non, mais quand vivants ils nous ont dévoré le crâne
sommes retournés ramper dans le ventre de nos mères endormies
comme en des abris anti-aériens
pour encore renaître.
tandis que sur l’horizon la funambule de notre futur
franchissait le cerceau enflammé
du soleil.
Source : Valzhyna Mort : Factory of Tears, Copper Canyon 2008, traduit du biélorusse par Jean-René Lassalle avec une traduction anglaise et l’original biélorusse.
БЕЛАРУСКАЯ МОВА I
Нават нашыя маці не знаюць як мы з’явіліся ў сьвет
як мы самі рассунуўшы іхнія ногі вылезьлі вонкі
так вылазяць пасьля бамбардыроўкі з руінаў
мы не ведалі хто з нас хлопец а хто дзяўчына
і жэрлі зямлю і думалі што жрэм хлеб
а нашая будучыня – гімнастачка на тонкай
нітачцы далягляду, што там яна толькі
не вырабляла
бля.
мы вырасьлі ў краіне дзе
спачатку крэйдай крэсьляць дзьверы
і ўночы прыязжаюць дзьве-тры машыны
і звозяць нас але
ў тых машынах былі не мужчыны
з аўтаматамі
і не жанчына с касою
але так да нас прыязджала каханьне
і забірала з сабою.
толькі ў грамадскіх туалетах мы адчувалі свабоду
дзе за двесці рублёў ніхто не пытаў што мы там робім
мы былі супраць сьпёкі летам, супраць сьнега зімой
а калі апынулася што мы былі нашай мовай
і нам вырвалі языкі мы пачалі размаўляць вачыма
а калі ў нас выкалалі вочы мы пачалі размаўляць рукамі
калі нам адсяклі рукі мы размаўлялі пальцамі на нагах
калі нам прастрэлілі ногі, мы ківалі галавою на «так»
і хісталі галавою на «не»… а калі нашыя галовы з’елі жыўцом
мы залезлі назад ў чэравы нашых спячых маці
як у бомбасховішчы
каб нарадзіцца ізноў.
а там, на даляглядзе, гімнастачка нашай будучыні
скакала праз вогненны абруч
сонца.
Source : Valzhyna Mort : Factory of Tears, Copper Canyon 2008.
Mots croisés
une femme avance entre les genévriers et les rosiers des chiens,
sa chatte proprette pliée entre ses jambes,
les seins pointés comme des escarpins de fête
luisent silencieux en pesante penderie.
un merle, une vache, un cheval.
la mer palpite contre le mur des sans-eau.
elle entre dans une cabine téléphonique qui attend
à faible distance des trois villages.
c’est un jeu qu’elle aurait pu entendre à la radio :
une question, un numéro, une réponse, une récompense.
sa chatte se redresse, allume la lumière du bas-ventre.
depuis la pluie, dit-elle au récepteur,
nous avons assemblé des tables et chaises blanches dans la grange
formant un puzzle de mots croisés,
puis on s’est assis à l’intérieur de cette grille.
l’écouteur est muet. oiseau qui se débat
tel un voleur mains-rouges en flagrant délit.
sa voix à elle trébuche par-dessus glandes enflées.
le corps qui s’inscrira dans les dernières cases –
j’en sucerai son nom par chaque lettre.
les trois villages ensemble couvrent leur visage avec du vent.
Source : Valzhyna Mort, Music for the Dead and Resurrected, Farrar 2020, traduit de l’anglais par Jean-René Lassalle.
Crossword
a woman moves through dog rose and juniper bushes,
a pussy clean and folded between her legs,
breasts like the tips of her festive shoes
shine silently in her heavy armoire.
one black bird, one cow, one horse.
the sea beats against the wall of the waterless.
she walks to a phone booth that waits
a fair distance from all three villages.
it’s a game she could have heard on the radio:
a question, a number, an answer, a prize.
her pussy reaches up and turns on the light in her womb.
from the rain, she says into the receiver,
we compiled white tables and chairs under a shed
into a crossword puzzle
and sat ourselves in the grid.
the receiver is silent. the bird flounces
like a burglar caught red-handed.
her voice stumbles over her glands.
the body to be written in the last block—
i can suck his name out of any letter.
all three villages cover their faces with wind.
Source : Valzhyna Mort, Music for the Dead and Resurrected, Farrar 2020.
Valzhyna Mort est une poète biélorusse née à Minsk en 1981 dans une famille d’intellectuels d’un pays soviétique extrêmement détruit pendant la 2e guerre mondiale. Sa langue maternelle, qui est proche de l’ukrainien et s’écrit en alphabet cyrillique, est en voie d’extinction à cause de la politique russophone pro-Poutine du président-dictateur Loukachenko. Valzhyna Mort s’est exilée aux Etats-Unis et y enseigne à l’université. Elle semble devenir peu à peu une poète dans une deuxième langue, à la manière dont Joseph Brodsky le fut, passant à l’anglais tout en gardant son âme russe, ou de Marina Tsvetaïeva, transperçant de son ton cassant-écorché reconnaissable les langues auxquelles elle s’essayait. Pour le moment Valzhyna Mort compose ses poèmes en deux versions, en biélorusse et en anglais : ce qui pour elle ne signifie pas qu’elle pense écrire dans une de ces langues, car elle s’y sent instable et dit écrire en Valzhyna Mort, avec des variations linguistiques. Elle a reçu le prix international de poésie Griffin au Canada en 2021. Elle est aussi traductrice du biélorusse, du russe et du polonais.
Bibliographie sélective
Factory of Tears, Copper Canyon 2008 (bilingue biélorusse et anglais)
Collected Body, Copper Canyon 2011 (anglais)
Music for the Dead and Resurrected, Farrar&Giroux 2020 (anglais)
Sitographie
Ecouter Valzhyna Mort lire « Feu jaillissant hors des yeux des chevaux » en biélorusse sur Lyrikline.org
Regarder une vidéo de Valzhyna Mort disant son poème « La langue biélorusse » en anglais, avec sous-titres en cette dernière langue
Lire en anglais l’entretien avec Valzhyna Mort dans The White Review
Traduction en plusieurs langues de poèmes de Valzhyna Mort, les deux dernières en bas de page sont en français
Dossier Jean-René Lassalle (présentation, choix et traductions).