Béatrice Bonhomme, « Monde, genoux couronnés », lu par Bernard Fournier


Bernard Fournier traverse pour Poesibao le livre de Béatrice Bonhomme, comme une « intense évocation de l’enfance et surtout des aïeux ».



Voici un beau livre complet, construit de façon rigoureuse avec huit parties rythmées par des gravures de l’auteure. Derrière le titre un peu énigmatique, se cache une intense évocation de l’enfance et surtout des aïeux.
Cette évocation est soutenue par une grande attention aux mots dans leur sens comme dans leur facture, d’entrée de jeu, par « Le crissement du gravier gris » qui annonce notre arrivée dans le passé. La poète remonte en effet le temps pour retrouver son enfance, jusque dans son corps intimement lié à la nature, qui souffre aussi : « Comme des siamois coupés en deux/ Et la mutilation des arbres ». On retrouve cette souffrance dans des néologismes : « Motmour, mortfrères/ Déguisés en pierres/ Motmort », qui disent la perte d’un frère, d’un jumeau, séparé, coupé de l’autre. Ces mêmes attelages on les retrouve dans l’expression « Monde cheval soyeux » pour cette fois teinter de façon plus claire les souvenirs ainsi que le titre le laisse entendre « genoux couronnés », avec cette belle métaphore qui donne aux blessures des enfants une dimension à la hauteur de leurs rêves.
Ce qui retient alors ce sont les portraits de l’aïeule, portraits dessinés dans un grand maillage de sonorités en [an] pour une belle cohérence, portraits pleins d’une sagesse terrestre : « Elle gardait la patience des simples et des humbles » où la douce et triple assonance met en valeur le lien avec les herbes, la nature. Le mot « patience » trouve son écho sonore dans le mot « présence » puis dans la « distance » : « Elle était au monde/ Entièrement sans distance/ Et dans l’être/ De sa présence » pour asseoir ce portrait dans une permanence mémorielle.
Cet « être » (dernière des huit parties), celui que nous portons en nous, est soutenu par les disparus qui demeurent un exemple : « Quelle force avait-elle reçue/ Pour être ce qu’elle était/ Au monde pleinement/ Dans l’instant des ramures ? » L’aïeule, ici assimilée aux arbres, transmet son savoir, même le plus simple : « Elle accordait son fil/ Au ravaudage des saisons/ Savait broder le monde/ Sur sa toile de silence » ; elle est douée de pouvoirs extraordinaires : « Les enfants et les fous s’apaisent/ Aux gestes de son humilité ». On peut même dire qu’« Elle était de la trempe de la lumière », exhaussant la grand-mère au royaume des simples devenues fées, saintes ou déesses.
L’hommes aussi nous enseigne qu’il « est un combattant, une bataille/ Avec son absolu en bannière/ Discret de tout ce qu’il sait/ Lucide de ce qu’il ignore ». On sent toute la force de l’aïeul, peut-être muré dans son silence, mais fort de sa constance : « Nous restons devant lui/ Les yeux fermés/ Car il est fort/ De n’attendre rien. » Sous-jacent à cette interrogation, on entend la poète nous dire que là est peut-être la sagesse qu’elle-même n’a peut-être pas. Mais quelle force alors, avons-nous ?
Celle de la terre, assurément. Le maître mot semble celui de « l’humilité » au sens de la discrétion mais aussi au sens d’être proche de la terre. La poète regarde le paysage de son enfance transfiguré : « Les hommes devenant des rochers/ Pendant que le saule pleure ». Derrière et au-delà du jeu sur le lieu-commun ici revivifié, c’est le monde qui se trouve métamorphosé : les anciens sont compris dans le paysage, ce sont des pierres, des tombes, des menhirs, des cairns qui ravivent la mémoire. « Le paysage vous prend par la main/ et mène à l’humilité du regard » ; on n’a plus qu’à s’incliner, autant vers la terre qu’en hommage aux anciens.
Tout le registre de la perte est délié en des formules aussi simples que précises et sensibles : « La mort posée sur le ciel bleu/ Cela ne semble pas réel/ Il fait beau une dernière fois/ Comment dans cette beauté/ Ce scandale ? » Comment, en effet, accepter la mort dans l’azur, ou plutôt, pourquoi le ciel demeure-t-il azur quand la mort surgit ?
Heureusement les souvenirs d’enfance restent vivaces ; ce sont des évocations heureuses toujours en lien avec la nature : « Il y a dans le temps/ Un enfant qui court/ Elle ressemble à la folie de l’herbe », « La tête renversée vers le ciel/ Attrapant entre ses doigts l’étoile qui déjà file/ Nous laissant vœu à peine formulé/ A la bouche du monde » de cet enfant qui, comme « Le lait débord[e,] de vie » et de paroles : « Les mots échangés la nuit ont la terrible jeunesse/ Des commencements/ Ils rajeunissent jusqu’à la joue du monde ». C’est à l’aube de la vie que le langage prend forme et enchante l’enfance : « Le matin te donne ton premier mot »
Et on dirait, que, précisément, c’est le matin que l’enfant, la poète d’aujourd’hui a « toujours/ Rendez-vous avec elle ». Elle qui auréole le monde de la lumière des aïeux.

Bernard Fournier

Béatrice Bonhomme, Monde, genoux couronnés, Collodion, 2023, 170 p. 18 €.


Image : gravure de Béatrice Bonhomme