Cédric Demangeot, “Pornographie”, une lettre de Jean-Pascal Dubost


Jean-Pascal Dubost adresse ici une lettre posthume au poète et éditeur Cédric Demangeot disparu en janvier 2021 à 46 ans.



Cédric Demangeot, Pornographie, L’Atelier Contemporain, 2023, 336 p., 25€


Lettre à Cédric Demangeot à propos de Pornographie

 

Cher Cédric Demangeot,

« L’inapte au monde est apte à la mort par trop plein de vie » écriviez-vous dans Une inquiétude1 ; un trop plein de vie extrême qui fait vertigineusement confiner avec la mort, l’aimer par attraction et la haïr par répulsion, presque un côté fureur de vivre, si je puis oser ce parallèle. Il me souvient combien j’annotai moultement ce livre et combien il m’avait transporté à vif. Voici donc la lettre que je vous adresse à propos de celui que vient d’éditer L’Atelier Contemporain à titre posthume, par-delà les frontières entre la vie et la mort.

Un livre que vous aviez pensé et préparé avant que la mort, que vous saviez proche, ne vous happe, puisqu’il réédite des livres épuisés naguère publiés par l’Atelier de la Feugraie ou Barre Parallèle, mais que vous avez ré-agencés pour les accorder avec vos humeurs au moment où; un livre qui pose sans ambages et d’entrée son intention : « (ébauche d’un livre du mal) ». Georges Bataille arguait que « le côté du Bien est celui de la soumission, de l’obéissance » et que « la liberté est toujours une ouverture à la révolte »3, générant l’idée que si cette liberté s’oppose à un mode de pensée conventionnel, conformiste, elle est assimilée au Mal. Ce Mal que vous tentez d’ébaucher s’appuie sur votre mal, votre mal-être dans un monde d’hommes qui a l’art et l’heur de vous mettre mal au monde, et que vous n’épargnez pas de votre ironie ni de vos railleries cruelles sinon même, n’ayons pas peur des mots qui dérangent, de votre haine, « Comprendre à quel point ils/sont tous, de toute éternité/lâches, stupides et fourbes », « les torturer jusqu’à ce qu’ils/parlent – avouent ceci : qu’ils ont toujours/donné dans le pire, et/la pire bassesse, et qu’ils sont prêts/à recommencer demain comme hier à/massacrer frère, fils et femme/à tour de bras ». Vous n’hésitez pas à vous glisser insolemment dans la peau d’êtres « forcenés » pas forcément très aimables au regard de la société pour exprimer par le biais de la prosopopée votre morgue « avec ce que la langue a de pire »…, c’est un risque que vous n’hésitez pas à prendre, et là, on est loin de la langue doucereuse et de la pensée contrôlée des poètes du Bien, ceux qui, soumis au système avec leur aimable poésie à consommer sur place, caressent gentiment le poil du lecteur. Vous êtes un « homme en guerre » (Franck Venaille), un poète de combat, et dénoncez l’obscénité de l’homme, d’où ce titre dont vous définissez le terme ainsi : « Représentation de choses obscènes destinées à être communiquées au public ». Vous l’actez puisque infatigablement dans ce livre et de livres en livres vous pointez son absence de grandeur et la communiquez au public ; un esprit de petitesse à vos yeux obscène que vous démontez poèmes à l’appui. Vous avez l’esprit anarchiste, n’hésitant pas à investir le Mal en vous glissant dans la peau d’un anarchiste poseur de bombes, condamné à mort pour crimes, mais devenu mythe d’une révolte désespérée, je parle de Ravachol ; et bien qu’il ait eu le cou coupé par le pouvoir pour ses faits et méfaits, vous lui donnez la parole, vous inspirant du travail des objectivistes américains en piochant des phrases dans ses Mémoires que vous raboutez les unes aux autres, sorte de centon objectiviste. De là à dire que vous vous identifiez à l’anarchiste, il n’y aurait qu’un pas que je franchis car il ne vous chaut guère d’être sympathique et vous ne mendiez pas les suffrages du peuple : « aimer/le mot ravachol/comme un frère ou pire. un frère/irréconciliable & seul/au fond du monde – un/frère enterré vif ». Mais, me demandé-je à ce point de ma lettre, n’êtes-vous pas vous-même un poète poseur de bombes autrement dit de mots explosifs ? Auteur d’attentats verbaux ? Votre cible, c’est l’homme, on le sait maintenant, que vous métonymisez dans ce petit détail qu’est l’homme policier, « un poète/est un homme à terre/qui n’a pas/d’amis dans la police », lequel concentre toute votre haine de la médiocrité humaine, et surtout, votre haine de l’autorité autoritariste aux pieds de laquelle vous posez vos bombes-poèmes (on sait que cette haine prend pour une part sa source dans un événement vécu avec votre ami et poète Brice Petit)4. Votre poétique anarchiste est faite alors de poèmes brefs, de vers secs, d’un ton dur, bouillant, ardant, d’un rythme vif, en style heurté, matraqué par la brutalité humaine, mais jamais ployant, toujours en fronde, radical. Une écriture issue d’un corps molesté, violenté ; « je suis ce corps persécuté par la golosité érotique, l’obscène golosité érotique sexuelle de l’humanité pour qui la douleur est un humus »5, écrivait Artaud, or, pareillement est le vôtre, mais un corps persécuté par empathie pour tous les persécutés. Vos vers sont comme des coups de poing, des punchlines, sinon des « punchverses », ou vers-chocs, histoire de sortir le lecteur du confort du Bien. Il y a dans vos poèmes quelque ressemblance avec la cruauté d’Artaud ; et la flaccidité n’est point de votre acabit.
Démesurément vivant, vous débordiez d’énergie à en mourir, vous en êtes peut-être mort prématurément comme on dit, mais que vos livres continuent de nous remuer posthumément en assure l’éternité, vous êtes un poète foutrement vivant. Reposez-vous en paix à présent ?

Jean-Pascal Dubost


Cédric Demangeot, Pornographie, L’Atelier Contemporain, 2023, 336 p., 25€


1 Une inquiétude, Flammarion, 2013
2 Coutumier du fait, vous aviez ainsi réécrit Obstaculaire, publié initialement à L’Atelier de la Feugraie puis réédité à L’Atelier Contemporain après votre mort ; considérant qu’un livre n’est pas la forme achevée d’un texte : « Un poème ne s’écrit pas dans le marbre. Un poème n’est pas un objet figé, mais un nœud de forces et de matières en devenir, en quelque sorte une créature vivante qui – en tant que telle – a le droit de revenir sur soi, de s’amender voire, de se métamorphoser. Tant que son auteur n’a pas disparu, il se doit de l’y aider », écriviez-vous pour présenter cette réédition.
3 Georges Bataille, La littérature et le mal, Gallimard, 1957
4 Pour en savoir plus, on peut lire un résumé de « l’affaire Brice Petit » sur le site d’Amnesty International