Un long poème de la poète américaine Eleni Sikelianos


Les éditions l’Usage publient « Ce que j’ai connu » de la poète américaine Eleni Sikelianos, traduction Camille Blanc et Lénaïg Cariou. En voici un long extrait.


Eleni Sikelianos, ce que j’ai connu, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Camille Blanc et Lénaïg Cariou du collectif Connexion Limitée, L’usage, 2022, 86 p., 16€, pp. 23-27

Mais raconterai tout ce que j’ai entendu et vu quand j’étais dans
un monde antique et tendais
des tablettes de roche rouge
vers la voûte de la grotte marine pour montrer
que nous aussi, nous sommes antiques, pour réassembler
le temps                       comme si

on pouvait reconstruire un cerveau brisé et faire face à
un monde humain et faire la course à
une symétrie animale qui paresse vers le futur
d’une manière quelque peu similaire le bleu d’un scarabée
n’a pas de bleu mais vrille en une torsade
cellulaire
particulière, comme la peau d’un oignon, et la lumière
                                                                                                s’          infiltre
à travers les couches pour donner une couleur structurelle, puis re-
bondit bleue                 .                       Ce genre
de complexité.              (Pour le peps, lueur de poil, je sais que quelques autres
cellules font quelques autres couleurs aussi).

Ainsi ai-je vu des pulsations de radar, des autoroutes, le Home Depot, le Whole Foods si bien que partout ressemblait à partout ailleurs Amérique, pourtant

Et, au crépuscule chaque
Lumière revient
À ses propres récompenses
Y compris la jeunesse, et se retrouve de nouveau matinale
Nouvelle,
Éclatante – donc

le soleil m’advienne Sinaï
triste dans le sordide arc-en-ciel et
heureuse étincelle lapin Sarawak
et en Allemagne après la chute du mur nous avons ramassé des débris
au Maroc le Printemps arabe réfugiée contre le bar de l’hôtel où on m’a demandé de ne pas dire de mal du roi
au risque de trop savoir disparaître,
Alabama guerre licorne ghetto nature Madonna en cage
squelette gênes Eugene Dakota du Sud Qatar voilà enfin je sais quelque chose mais jamais ne passe un visage qui soit mon visage
à Evansville dans le Dakota du Nord à Fez à Alger à Kandy et à Carlsbad
Le candidat était là avec son milliardaire et il disait
je vais vous montrer
             La divination   par les rats
             Quel rat choisissez-vous
             Caressez son pelage
             Et maintenant quel rat choisissez-vous
             Frottez-lui la tête
             Ce gros rat me dit
             « Tu glisseras sereine à la surface du monde

             Tes membres seront huilés et élégants
                         et tourneront doucement dans leurs articulations
             Tu prendras un bus tressautant pour Lefkas
             dans les ruines de lune de miel en Grèce
             où la nation bifurque
             entre l’endroit que tu peux atteindre
                         & ce que tu ne peux pas atteindre »
Rat, rat, ta-rat-ata
Au doux pelage, brillant

             Mange des pissenlits, rat chéri
                                                […]
             Dormi tard comme un rat.
                                                […]

Comment dit-on Charmante étoile patte-lumière dans la rivière à Oaxaca Comment dit-on Un ruban de Moebius ballotté par les vagues en mer de Java

Quand des hommes & des femmes sautent du haut de tours couronnées qui s’émiettent
             & assise je médite
             aux résonances de nos moi

                                     Je le pense, la rivière
                                                             résonne pour la rivière
                                     conduis mon sang
                         vers la lumière de la lune—
                                                 inévitablement, inondation-

             [mets des pensées dans un plat en porcelaine et sois têtue comme une mule]

             presser l’air sans bouger          
Dans l’oreille, je l’ouïs écrit à King je    
drape de nuages nos nombreux visages (de sombres et lumineuses étoiles         
             brillent dans le ciel noir, et de même   
                                                             les visages de notre peuple)     

d’où le fondement de mon expérience, je
ce que je
dis & découvre
& pense
à savoir ou
ne pas
j’ai l’impression
de n’avoir aucun moyen de voir
ce que
je ne sais pas et déploie
la toile par-dessus ma tête comme si
c’était un filet de savoir mais
je ne vois toujours pas les trous
                                     Les hommes
sont dans les arbres devant ma fenêtre je ne sais pas pourquoi
ce sont « les » hommes ou « ma  » fenêtre mais je
les observe       je les observe scier
l’arbre

            « boue », « lac », « ciel », « rouge », « triste », « cinq », « se séparer »,
« s’observer », ou « scier »
                        formeront un monde si tu les fais tournoyer

et le Kansas est composé de maïs et de machines à filer le coton

Eleni Sikelianos, ce que j’ai connu, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Camille Blanc et Lénaïg Cariou du collectif Connexion Limitée, L’usage, 2022, 86 p., 16€, pp. 23-27

Poesibao rappelle ce dossier de traductions inédites d’Eleni Sikelianos proposé en janvier 2022 par Jean-René Lassalle

Reprise ici d’une partie de la note de présentation qu’il avait alors rédigée pour Poezibao :
Eleni Sikelianos est une poète californienne née en 1965. Dans sa jeunesse elle quitte les USA et voyage pendant 2 ans en Europe, Turquie, Israël, Afrique. Elle habite aussi à Paris, puis étudie au Naropa Institute. Elle organise des lectures à St Mark Church à New York et des ateliers d’écriture dans des prisons. Aujourd’hui elle enseigne à la Brown University à Providence. On peut retrouver chez elle les énergies vivaces des poètes Beat des années 1950-60 comme Jack Kerouac, mais aussi une attention aux structures et surfaces textuelles du groupe d’avant-garde Language. Elle a traduit du français les poètes Jacques Roubaud et Sabine Macher, et collaboré avec le compositeur Philip Glass. Elle est mariée avec le romancier Laird Hunt et ils ont une fille. L’aspect autobiographique de sa vie mouvementée est rendu énigmatique et transcendé dans des visions parfois surréalistes ou des échappées issues de sciences diverses (histoire, biologie, physique…) Ainsi elle a écrit un récit poétique sur son père, héroïnomane et SDF, The book of Jon. Eleni Sikelianos s’est aussi aventurée dans la tradition du « long poème américain » comme William Carlos Williams avec Paterson, Charles Olson avec Maximus ou Louis Zukofsky avec A : dans The California Poem Eleni Sikelianos coud un patchwork de textes historiques et culturels dans son lyrisme épique en hommage à la Californie. L’édition française chez Grèges est un beau livre au format horizontal reproduisant les photos d’archives de l’autrice.

Traductions d’Eleni Sikélianos disponibles en français :
Du soleil, de l’histoire, de la vision, Grèges 2007, traduit par Béatrice Trotignon
Le Livre de Jon, Actes Sud 2012, traduit par Claro
Le Poème Californie, Grèges 2012, traduit par Beatrice Trotignon
Le Tendre inventaire des vivants et des morts, Joca Seria 2017, traduit par Beatrice Trotignon
Animale machine, Actes Sud 2017, traduit par Claro.