Jean-Marie Corbusier et Yves Namur, « L’écrit se creuse », lu par Béatrice Bonhomme (III, 6, notes de lecture)


Chez Jean-Marie Corbusier et Yves Namur, l’écrit se creuse pour recevoir la couronne et le sacre du silence. Compte rendu.



A partir d’une épigraphe de Paul Celan qui évoque une parole poétique ancrée dans le paysage et la brûlure : « L’ÉCRIT se creuse, le / Parlé, vert marin / brûle dans les baies », un dialogue s’établit entre deux poètes, Jean-Marie Corbusier et Yves Namur, comme un rythme, une chorégraphie, une fulgurance, portée en ligne mélodique d’une strophe à l’autre, sorte de « répons » entre deux solistes, le partage de leurs mots faisant naître – et c’est d’une grande beauté – une troisième voix, chorale, dont l’art poétique se fonde sur le blanc, le silence et le creusement de la blessure : « c’est une parole sans voix / blessée/ Blanche comme ce mur / éventrée / et ouverte au poème ». La poésie demande alors une conversion du regard, qui en appelle à une modification du rapport de la pensée et du monde, elle ouvre une pensée-monde nouvelle « Ce qu’on regarde – une maison / un ciel et ses nuages / de mensonges – / et ce qu’on ne voit pas vraiment […] / Ce qu’on regarde pourtant – avec les yeux fermés […] ». Cela a lieu, dans la langue, dans le poème comme espace-volume où plusieurs surfaces déploient des plans différents sur la page avec des caractères typographiques particuliers et une disposition singulière. Seize pages rythmées d’un ou deux poèmes sur chaque page avec une alternance, ou non, de deux voix qui empruntent les caractères romains ou italiques pour se dire dans leur tonalité unique et partagée tout à la fois.

La disposition du poème sur la page n’a pas ici une fonction décorative mais cela marque l’importance de l’espace et de l’écriture dans le phénomène poétique. Sur la page imprimée, les mots exposent leur forme plastique. Sur la disposition, la composition de la page, le blanc trouve une place active et dynamique. Le lieu poétique devient lieu concret, visible, tangible, constitué par le papier, la surface, la page, le volume, la couture visible, torsadée, d’un blanc brillant entre les pages, qui permet de relier le livre, l’édition blanc cassé à la fois sobre et élégante où les mots se gravent comme des calligraphies de silence. Le blanc constitue un élément fondamental de l’écriture du poème, une composante de son rythme. Pour Claudel, en effet, « le blanc n’est pas seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa respiration ». Ce rapport au blanc « le regard respire » est aussi un rapport au corps, à la respiration, au souffle, dans la réalisation typographique où la langue se présente comme une matière plus ou moins dense, un ensemble de signes plus ou moins espacés. Ainsi cette importance accordée aux caractères typographiques et aux blancs, spatialise le poème.

Aucune pâte rhétorique, aucun artifice lyrique ne vient creuser artificiellement ce vide ou tenter d’atténuer l’impact. Aucune concession au lyrisme, au sentimentalisme et à la confidence n’est faite. Les deux poètes lient leur écriture poétique à un horizon, un au-dehors, un espace, un non-lieu par essence inaccessible. A la frontière du visible et de l’invisible, se crée un lieu hors de tout lieu qui échappe à toute représentation. Les poètes ne nous donnent du réel que fêlé, faillé, blessé, éventré, brisé : « Cette faille au coin du mur / où les pierres sifflent ». Ils dessinent ainsi un espace où l’on peut voir un monde se diffracter, se fragmenter : « parole détachée nue / fragile à vivre ». L’angularité gagne le poème devenant partition musicale avec ses blancs, ses pauses, ses segmentations de l’espace blanc en espaces aveugles et lacunaires. Musique atonale toujours brisée, le blanc semble aussi nécessaire que la respiration. La nudité, ici, est dénuement comme vœu de pauvreté : « tel l’os de seiche / ou la pointe acérée du jour / naissant ». Poésie en suspens, en éclats, fragments épars, les poètes n’hésitant pas à briser la syntaxe, à rompre la continuité du discours, espaçant les mots sur la page et laissant ressurgir entre eux le blanc qui évoque le fond muet des choses.

Aussi bien que le paysage, le langage présente des failles, des abîmes, des pics, des déchirures. Tout se fragmente, se disjoint, s’érige, s’efface. De la rupture naît une parole revenant sur sa fracture. Cette soudaineté délie la poésie des contraintes d’un temps accumulatif et l’associe à un temps explosif, un temps d’éclat « otage de sa lumière », impliquant une intensité : « le cercle rouge / et l’éclat », et la traduction de cette intensité : l’abrupt, la faille, le heurt, la fracture « au bord du gouffre ». La conscience est aiguë de l’aspérité du monde et du langage, de leur rugosité, de leur résistance, de notre absence de prise sur eux. Espaces arides du poème, denses, solitaires, éblouis par la lumière crue et par le cri : « et les cris des six / faces ». Existence absorbée par la vision, conscience immergée dans son voir : « Fracture / qui mendie son regard ». Le jour rayonne comme une cécité. Et cette œuvre suscite en nous un certain regard, un regard voyant. Le poète devient lui-même la source d’insistance entre nous et les choses. Ainsi peuvent revenir en poésie la brillance des éclats du réel, comme dirait Leibniz « l’indifférencié par éclats ». Un éclat qui apparaît et qui alimente, par la distance qu’il oppose à la saisie, le désir qu’on peut avoir de lui, une fulgurance langagière : « Et le ciel / scintille avec lui ».

Faire du dessaisissement la matière brisée de la parole dans une véritable ontologie du poétique. Le mot s’enlève sur la page, s’arrache au blanc qui l’entoure et il est à la fois toujours posé, toujours arraché, en représentation et hors-représentation, à la fois comme faille et oiseau, déchirure et envol, échancrure et lumière. Une suite de laps, de mouvements brisés font de cette œuvre à deux voix une seule phrase sans cesse reprise et rompue. Le blanc est perte et plénitude. Les poètes travaillent à la fois avec l’abîme qui est en eux et avec le plus aérien. Ils fabriquent avec ce qui leur a été donné, avec la stupeur d’être, avec le langage. Tout est écrit à blanc, effacé-ineffacé, dans une involution, qui exprime le mouvement, le battement même de l’écriture en va-et-vient, celle d’« un mot cerclé » qui revient sur lui-même, voilé-dévoilé, en apparition-disparition : « dans une attente / qui n’attend rien » ; « ce monde au jour le jour » ; « toi qui viens / viens » ; « l’éclat / éclaté » ; « De faille en faille » ; « de porte à porte » ; « éblouies / éblouissantes » ; « tu apparais/ tu disparais / tout est là ».

Le lecteur reste ainsi frappé par le grand nombre de reprises de termes ou de dérivations. Le vers se fait versus, les choses paraissent acquérir de l’être à se trouver à côté d’elles-mêmes, comme si la remise du mot à côté de lui-même ou d’un dérivé pouvait mimer et produire l’identité de cette chose toujours inouïe, à la fois les choses et non-choses. La répétition, mais aussi l’effacement du mot et le fait de sans cesse gommer le mot par le mot entraîne une sorte d’instant inouï de poésie et d’émerveillement, dans cette instabilité même du visible aussitôt invisible. Les mots créent chez celui qui les énonce comme une absence, et comme pour mieux dire la présence d’une absence. Le poème est un dit qui devient – par combustion de ses éléments constitutifs : « ce feu de lèvres / de langue », – un non-dit, une figure de l’infiguré : « La faille le feu ».

Le poème, titubant entre marche et déséquilibre, bégayant entre mot et fracture, est celui du rien : « plus rien ». Il est poème de la neige, de la disparition et de l’apparition d’un paysage fait de trous, de lacunes, de fulgurances. Allant vers l’ouverture et la porosité, il permet finalement d’atteindre à une langue originelle commune qui est faite d’un pansement blanc et d’une nuit sans images. La poétique de Jean-Marie Corbusier et d’Yves Namur dans ce texte à deux voix, qui prend valeur de chant choral et universel, est celle de la délicatesse, de l’intouché et forme une image du dessaisissement. Pour inspecter l’invisible, il s’agit d’introduire une sorte de vide dans le langage. Ce qui est essentiel ne se perçoit que par le creusement qu’il dessine. C’est autour d’une absence, au cœur d’un néant que s’inverse et se retourne l’écriture poétique. Vivant chaque instant comme un dessaisir, pensant nu, elle permet de muer les dominations en dessaisissement. Le pouvoir poétique procède d’un retrait. L’art poétique est ici d’humilité, de retrait et tout à la fois d’ouverture, et l’écrit se creuse pour mieux recevoir « la couronne du silence ».

Béatrice Bonhomme

Jean-Marie Corbusier et Yves Namur, L’écrit se creuse, Editions Méridianes, 2025