Solmaz Sharif, “Douanes”, lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald rend compte aux lecteurs de Poesibao de ce livre puissant de la poète d’origine iranienne Solmaz Sharif.



Solmaz Sharif, Douanes, traduction de Raluca Maria Hanea et François Heusbourg, Unes, 2023, 95 p, 19€



« Pourquoi tu pleures bordel, dit la mère en fil de fer »

Qu’apporter de plus à la seule lecture du livre puissant de Solmaz Sharif, Douanes, paru récemment chez Unes. Il paraît quelques années après le déjà très impressionnant Mires, dont je me souviens très bien, chez le même éditeur.
Toutefois la lecture de ce recueil très politique a un écho très particulier aujourd’hui en fonction de la situation des femmes en Iran, Solmaz Sharif étant d’origine iranienne. Bien que vivant aux États-Unis depuis l’enfance, elle reste hantée par l’histoire et la culture de son pays et a eu tout à apprendre d’un côté et à refouler de l’autre. Enfin l’Iran est partie prenante dans le conflit israélo-palestinien actuel.
L’oeuvre de Solmaz Sharif est déjà très saluée aux États-Unis et sa résonance est très forte en ce moment. J’espère que les femmes iraniennes si courageuses peuvent la lire…

Douanes est aussi bien le passage des frontières, de celui du passé que l’on essaie de retrouver à un présent dans l’exil, double déchirure entre le temps et les pays. Se double encore le passage entre les restes d’une écriture perdue et de celle à apprendre, des regards d’un sexe à un autre, et toutes autres frontières que l’on subit ou dont on se dote inconsciemment.
C’est le livre de difficiles apprentissages et le tout premier poème se nomme Amérique. La mélancolie parcourt les premiers poèmes, tandis que les larmes sont refoulées par la censure maternelle :« pourquoi tu pleures bordel… ça suffit, dit la mère en fil de fer » ou « salue », ordre donné à sa fille lors du passage du Chah, puis étatique : « Toute nation déteste/ses enfants. C’est une nécessité d’Etat ». Deux douanes, deux interdictions, déjà, sans compter tout ce qui empêche une femme de devenir une femme face à une mère « en fil de fer » et dans un état comme l’Etat iranien.
Et puis la douane, réelle, qui décide si vous passez ou non, vous évalue, vous autorise ou non. (Le douanier est rarement poète et plus encore il se méfie de la poésie).
« Et se déshabiller quand l’agent te le demande ».
Construite sur des ruines de soi comme de son pays d’origine, Solmaz Sharif écrit :

« Finalement je soustrais

))

de moi ce que je ne puis supporter de regarder,

de moi ce que je ne voudrais pas voir reconnu,

par quiconque venu vider mes tiroirs ;
quiconque ferait pareille chose à la fin d’une vie ».

L’amour, très doucement approché, existe aussi, non sans étrangeté.

Vers la fin du livre, « admettre fin à haute voix, je veux rentrer chez moi … … et faire ceci afin de faire l’autre chose, la chose dingue, bien que tu aies oublié ce que c’était. »

Et enfin tout ce qui revient à la mémoire des premières années qui correspond à ce retour fait dans le pays, « un ancien poème chanté et rempli/de cyprès, écran/dressé contre tout ce qui doit grandir. »
Les dernières pages sont littéralement comme une mélopée de l’étroit mais possible passage entre la mère, le paysage et le retour de l’ancienne enfant :
« Je franchis tout ça de sorte que ».

Franchement, quel courage et quelle beauté !

Isabelle Baladine Howald

Solmaz Sharif, Douanes, traduction de Raluca Maria Hanea et François Heusbourg, Unes, 2023, 95 p, 19 €
Le livre sur le site de l’éditeur

Amérique

Il m’a fallu
je l’ai
appris.
C’était
Si. Si
était bien.
J’ai dit
bien sûr. Une
dernière chose.
Une dernière
chose. Mange
ça disait.
C’était
Bon. J’
étais morte.
Je l’ai
appris. Il
           
m’a fallu.