Jean Daive, “Noël des maisons qui n’ont plus d’enfants”, lu par Yves Boudier


Yves Boudier déplie ici devant les yeux des lecteurs de Poesibao ce livre d’exception, poème et aquarelles de Jean Daive.


 

Jean Daive, Noël des maisons qui n’ont plus d’enfants, Un conte, éditions Terracol, 2023, 19€ – série limitée à 100 exemplaires numérotés de 1 à 100


Jean Daive n’est pas un poète, ni un romancier, ni un homme de radio, ni un photographe, moins encore un critique d’art, ni même un encyclopédiste […], on le découvre aquarelliste inspiré à travers cet opus en forme de livre frise, autrement dit leporello. Cette présentation de l’auteur (sur un mode apophatique) offre l’image même du projet Terracol, décliné parallèlement avec le Petit cahier n° 5 de Toute la lire, revue de poégraphie, seize pages au seul texte oranges bleues / oranges juristes, un format 11 x 16 devenant 32 x 44, selon un dépliage-pliage comme se donnerait le jeu mesuré d’une partition musicale peinte. La note de l’éditeur, citée pour partie en tête de ces lignes, donne les clefs de ce labyrinthe de papier. Le poème doit son écriture au Chant pour voix et piano que Claude Debussy composa en 1915 pour condamner l’occupation de la France par les Allemands, cantate dans laquelle les enfants sollicitent la vengeance de Jésus en l’implorant de ne pas se rendre chez les ennemis pour noël :

« Nous n’avons plus de maisons / Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris, / Jusqu’à notre petit lit // Bien sûr ! Papa est à la guerre, / Pauvre maman est morte ! / Avant d’avoir vu tout ça / Qu’est-ce que l’on va faire ? / Noël, petit Noël, n’allez pas chez eux, n’allez plus jamais chez eux, punissez-les ! / Vengez les enfants de France ! »

Jean Daive, sans se faire figure ou vicaire christique, reprit quasiment un siècle plus tard, en 2011, la profération des enfants meurtris avec un poème paru dans Onde générale1, un poème parlant, sous un titre qu’il dit « dyslexique » puisqu’il déplace les êtres et les lieux nommés dans l’œuvre originale de Debussy avec une inversion qui souligne, aujourd’hui plus encore qu’au siècle passé, l’ignominie et l’horreur des guerres : les enfants sans maisons de la Première Guerre mondiale ont disparu de leurs seuls abris. Les maisons ainsi n’ont plus d’enfants, comme autant d’espaces devenus stériles, interdits de tout engendrement, de toute prolongation du vivre : « Le ciel est tombé / sur nous / les enfants. » […] « Nous sommes des enfants nés / sans maisons et sans poches. » C’est ce poème que les éditions Terracol réédite aujourd’hui, poème colorisé, mis en aquarelles comme on met des paroles en musique.

Cependant, Jean Daive fait plus qu’une seule reprise inversée du thème. La beauté saisissante de son poème tient, dans un contexte dramatique, à une paradoxale légèreté des référents, à leur douce proximité avec la sensibilité de l’enfance. On peut lire dans ces vers fragmentés et délicats une postérité mais tragique du Desnos des Chantefables et Chantefleurs, écrits ne l’oublions pas pendant l’Occupation. Au-delà et au vif de ces vers, on sentira monter une émotion poignante, les larmes gagnent le cœur et se confondent aux simples taches de couleur bleu à la presque fin du livre, avant qu’une couronne d’or signe à son tour le terme du poème.

Le moment est venu alors de reprendre les aquarelles du livre avec, comme au seuil d’une partition, cette clef : « C’est une gamme lente / et triste. // Les sons viennent / comme de la neige / à mes yeux. » Les liens sont ainsi noués. La musique se donne à voir, notes particules cristallisées en flocons, leur sublimation et leur fonte prévisible telle celle des couleurs saisies dans le détour des formes où l’on reconnaît « Des éclairs bleus et or / [qui] font les notes suivantes : dans la maison / qui n’a plus de chambre ».

Noël des maisons qui n’ont plus d’enfants est un conte. Ce livre d’exception nous fait entendre et vivre une ontologie généralisée qui tente d’unifier une triple sémiologie, celle du signe, de la trace et du son ; de la lettre, de la ligne et de la note ; de l’écriture, de la peinture et de la musique, enfin. Le désir et le plaisir naissent de cette triade, multiplication ternaire de l’un, s’il est un de Plotin, trilogie paronymique plus qu’homonymique. Comment en effet, dire le sentiment qui procède de ce qui serait le produit de ces trois formes tentant d’approcher au plus vif le sens intime de l’être au monde ? Plus encore, comment commenter le ressenti de ce qui est hors de chacune de ces trois approches, de ce qui lui appartient en propre autant que de ce qui la distingue des deux autres. Faudrait-il écouter Debussy2 en tournant les pages écrites et aquarellées de ce volume ? Cette expérience, souvent recherche vaine d’une communion entre les sons et les signes, demeure toutefois parmi ces moments inoubliables et heureux où l’on tente de franchir ces marges et frontières de la pulsion artistique polymorphe qui nous hante et parfois nous étreint. Pour l’avoir vécu, on ne peut que la conseiller.

Yves Boudier

1.Onde générale, Jean Daive, éditions Flammarion, 2011.
2.Ecouter Debussy