Jean-René Lassalle propose ici aux lecteurs de Poesibao un dossier consacré au poète américain Russell Edson, présentation et traductions inédites.
Anges
Ils ont peu d’utilité. Au mieux ils sont objets de tourment.
Aucun gouvernement ne s’intéresse à ce que vous faites avec eux.
Comme des oiseaux, et pourtant si humains…
Ils s’accouplent en se jetant un bref regard.
Leurs œufs sont comme de blancs bonbons haricots.
Parfois on a dit d’eux qu’ils pouvaient motiver quelqu’un à faire plus de sa vie qu’il ne l’aurait pu.
Mais que peut-on faire avec sa vie ?
… Ils brûlent superbes dans une flamme bleue.
Quand ils crient c’est comme le grincement d’une minuscule charnière ; un pleur de chauve-souris. Personne ne l’entend…
Source : Russell Edson : The Tormented Mirror, University of Pittsburgh Press 2001. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Angels
They have little use. They are best as objects of torment.
No government cares what you do with them.
Like birds, and yet so human . . .
They mate by briefly looking at the other.
Their eggs are like white jellybeans.
Sometimes they have been said to inspire a man to do more with his life than he might have.
But what is there for a man to do with his life?
. . . They burn beautifully with a blue flame.
When they cry out it is like the screech of a tiny hinge; the cry of a bat. No one hears it…
Source : Russell Edson : The Tormented Mirror, University of Pittsburgh Press 2001.
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Considérons
Considérons le fermier qui fait de son chapeau de paille son chéri ; ou la vieille dame qui se voit un fils dans une lampe sur pied ; ou la jeune femme qui s’est donné pour tâche d’effacer en grattant son ombre sur le mur…
Considérons la dame âgée qui enfilait des langues de vache fumées comme chaussures et parcourait le pré en ramassant des galettes de bouse dans son tablier ; ou un miroir assombri par les ans donné à un aveugle qui passait ses nuits à le regarder, ce qui attristait sa mère, que son fils se perde autant dans cette vanité…
Considérons l’homme qui se grillait des roses pour le dîner, et dont la cuisine sentait comme une roseraie en feu ; ou l’homme déguisé en mite qui mangeait son propre manteau, et comme dessert se servit un borsalino glacé…
Source : Russell Edson : The Rooster’s Wife, BOA 2005. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Let us consider
Let us consider the farmer who makes his straw hat his sweetheart; or the old woman who makes a floor lamp her son; or the young woman who has set herself the task of scraping her shadow off a wall….
Let us consider the old woman who wore smoked cows’ tongues for shoes and walked a meadow gathering cow chips in her apron; or a mirror grown dark with age that was given to a blind man who spent his nights looking into it, which saddened his mother, that her son should be so lost in vanity….
Let us consider the man who fried roses for his dinner, whose kitchen smelled like a burning rose garden; or the man who disguised himself as a moth and ate his overcoat, and for dessert served himself a chilled fedora….
Source : Russell Edson : The Rooster’s Wife, BOA 2005.
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Voyage dans la clarté lunaire
Dans le sommeil quand le corps d’un vieil homme n’est plus conscient de ses frontières, et gît aplati par la gravité comme un lac de cire dans son lit… Il goutte sur le plancher et s’y déplace tel une larme le long d’une joue… Sous la porte de derrière vers le pré argenté, pareil à un étang de sperme, gelé sous la lune, comme rejoignant sa nature primitive, absurde et dépourvu d’os.
La lune l’élève dans son champ de blancheur, nuage ayant la forme d’un vieil homme, poreux d’étoiles.
Il flotte à travers de sombres hautes branches, dépouille emmêlée dans un arbre au-dessus d’une rivière.
Source : Russell Edson : The Tunnel, Oberlin College Press 1994. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
A journey through the moonlight
In sleep when an old man’s body is no longer aware of his boundaries, and lies flattened by gravity like a mere of wax in its bed . . . It drips down to the floor and moves there like a tear down a cheek . . . Under the back door into the silver meadow, like a pool of sperm, frosty under the moon, as if in his first nature, boneless and absurd.
The moon lifts him up into its white field, a cloud shaped like an old man, porous with stars.
He floats through high dark branches, a corpse tangled in a tree on a river.
Source : Russell Edson : The Tunnel, Oberlin College Press 1994.
Russell Edson (1935-2014) était un des meilleurs pratiquants du poème en prose aux Etats-Unis. Cependant et malgré des soutiens officiels comme une bourse de la Fondation Guggenheim, il n’était quasiment pas reconnu, ni dans le domaine de la fiction, ni dans celui de la poésie : il l’expliquait par son refus des mondanités et sa vie d’ « ermite ». Son œuvre consiste majoritairement en centaines de petits textes qui hésitent entre narration et poésie, et peuvent parfois ressembler à de courtes scènes de théâtre absurde. Il développe clairement des microfictions avec des protagonistes mais les phrases se déjantent très vite vers un surréalisme kafkaïen, inventant leur logique propre, ou résonnent étrangement dans une condensation minimaliste. Le langage y est soit déstabilisé dans sa fonction sémantique, soit ralenti artificiellement par des répétitions, ce qui rapproche Edson d’une avant-garde dont il n’a pas fait partie. Pour le contenu, ce sont souvent des personnages naïfs qu’un engrenage pousse dans des hallucinations, une comédie humaine désespérée, explorée à l’humour noir, où pointe quand même une tendresse. R .E. : « La poésie est toujours à la recherche d’un langage car elle n’est pas naturelle au langage comme l’est la narration. ⦋Pour moi⦌ ce fut la fiction qui montra à la poésie comment venir à un langage. Mais nous tendons à être embarrassés ou effrayés par l’inconscient, en ne le voyant que la nuit dans la solitude de nos rêves. C’est pourquoi les poètes ont ressenti le besoin de la distraction physique des vers pour rêver éveillé. ⦋…⦌ Je ne regarde pas mon travail comme une expression personnelle, ce qui me donne la liberté qui est assumée dans la fiction. »
Bibliographie sélective
A Stone Is Nobody’s, (Thing Press, 1961)
The Very Thing That Happens, (New Directions, 1964)
What a Man Can See, (The Jargon Society, 1969)
The Childhood of an Equestrian, (Harper & Row, 1973)
The Clam Theater, (Wesleyan Univ. Press, 1973)
The Intuitive Journey (Harper & Row, 1976)
The Reason Why the Closet-Man is Never Sad, (Wesleyan, 1977)
With Sincerest Regrets, (Burning Deck, 1980)
The Wounded Breakfast, (Wesleyan, 1985)
The Tunnel, (Oberlin College Press, 1994) anthologie
The Tormented Mirror, (University of Pittsburgh Press, 2000)
The Rooster’s Wife BOA Editions 2005
Traduction française
Cette chose-là qui arrive, L’Ours Blanc / Héros-Limite 2020, traduit par Fabienne Radi
Sitographie
Long entretien en anglais avec Russell Edson à lire sur le Web del Sol
Vidéo d’1 minute 30 où Russell Edson lit en anglais son poème absurde « Monkey gas » en 2005. On peut activer les sous-titres anglais très approximatifs : il s’agit de manger et roter (belch) du singe et non du primate car la pieuvre n’avait plus d’encre pour écrire un mot plus long…
Dossier préparé par Jean-René Lassalle, auteur également des traductions inédites.