‘Quitter sa langue natale, écrire en français’, 23, Sabine Macher


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  23ème contribution, celle de Sabine Macher

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours



En 1998 Valérie Rouzeau et Jean Pascal Dubost m’ont posé la question suivante pour une publication dans la revue Décharge, le numéro 100, je crois :
Votre langue maternelle est l’allemand, votre langue d’adoption et d’écriture le français : pourquoi ce choix ? Votre langue maternelle influence-t-elle votre écriture en français, et comment ?

et j’avais répondu :

Enfant, à douze ans, j’ai déjà connu une fois le moment où la langue actuelle prend la place de la langue d’origine, c’était aux états unis, où je vivais depuis trois ans, je répondais en anglais quand on me parlait en allemand.
Je suis venue en france pour un an, en 1976.
Après six mois, j’ai dit : je reste. J’ai eu l’impression de décider pour la première fois quelque chose qui me concernait.
J’ai commencé à écrire en français sept ans plus tard. Il y avait eu des tentatives au début de mon séjour, j’essayais de passer de l’allemand en français dans une transe, puis j’ai tout à fait renoncé à l’idée de pouvoir écrire dans une autre langue que ma langue d’origine.
J’étais impressionnée par cette montagne de français, j’acceptais l’idée qu’aucune langue ne peut s’apprendre assez bien pour écrire en elle, à part celle qu’on a apprise “sans le vouloir”.
Cela avait aussi des avantages : pendant des années j’ai laissé trainer des pages écrites sans craindre la moindre indiscrétion, dans un secret inviolable.
Petit à petit, […] le secret qui m’avait d’abord protégée m’est apparu comme un enfermement ; j’ai eu envie de me faire comprendre par les gens avec qui je partageais le présent, la langue d’origine était devenue la langue du passé.
C’est aussi […] un chagrin d’amour qui m’a fait écrire en français, je voulais dire quelque chose […] par le détour de la littérature, comme une lettre anonyme, et j’ai aimé l’étriquement dans lequel je me suis trouvée en écrivant en français.
J’étais dans la pauvreté que j’aimais, mais encore “sans le vouloir”, j’avais peu de choix et aucun risque de virtuosité, je sentais une distance inéluctable et agréable avec les mots, je sentais leur corps, je savais qu’ils me dépassaient, que je maniais quelque chose que je ne maîtrisais pas, et cela m’a plu, ce mélange de cran et d’impuissance.
Par la suite le français m’a permis de dire ce que je n’aurais pas osé dire dans la langue que parle ma mère, d’être à l’abri et hors d’atteinte de l’incontournable origine. La phrase “j’écris dans une autre langue que ma langue maternelle” que vous avez extraite de mon premier livre (Un lit très bas, Maeght Editeur, 1992) vient d’une notation en présence de ma mère, à qui j’ai pu offrir mes livres en sachant qu’elle ne les comprendrait pas. […]


Et maintenant ? 24 ans plus tard ?


Comme je vis toujours en France, je continue à écrire en français.
Mon français n’est plus si pauvre, ni aussi candide et volontaire que dans ma réponse à la question de Valérie Rouzeau et Jean-Pascal Dubost en 1998, mais il ne sera jamais ni certain, ni organique, ni sans faute. Je continue à réfléchir en parlant à comment accorder les noms avec leur entourage en genre et nombre, et pour les verbes pronominaux, je ne sais toujours pas si c’est le sujet ou le complément d’objet direct qui détermine l’accord du participe. On m’a dit : c’est très compliqué. Comme le passé simple. Le passé étant rarement simple, je mets tout au présent dans mes livres.

L’allemand est dans mon dos, et malgré tout une assise, comme le fauteuil en velours vert de mon grand-père dans mon appartement à Paris. Pas complètement à la page des dernières expressions et utilisant d’autres désuètes, l’allemand est une langue étrange que je parle sans accent, comme je me suis dépêchée de le faire au mieux en français. Mais en allemand, mon cerveau n’est pas capable de trébucher, de se tromper sur les déclinaisons ou conjugaisons et tous les petits mots entre, ça sort « correctement ». Parfois en le parlant, je traduis des locutions françaises et vice versa, comme un soin rieur pour les langues.

Ces cinq dernières années, j’ai souvent écrit en traduisant, d’abord Ceija Stojka, une artiste Rom autrichienne qui a été dans les camps de concentration nazis et Kurt Schwitters, un artiste allemand qui a évité ces camps en s’exilant en Norvège et en Angleterre, où il a commencé à écrire en anglais et où il est mort. Et moi je vais mourir où ? Sans doute le plus en français parce que c’est là que j’écris.
Traduisant de l’allemand au français, et parfois du français en allemand, et parfois aussi de l’anglais en français ou de l’anglais en allemand ou du français en anglais et de l’allemand en anglais — il arrive le moment où je ne sais plus dans quelle langue je suis, tout cela prend un grand bain ensemble. C’est joyeux et un peu années soixante-dix. The party. Mais après, quand je relis et me fais relire, j’ai l’impression de ne plus savoir écrire dans aucune langue. Je dis la phrase à haute voix pour l’entendre et la plus simple devient une énigme, un monstre. La traduction est le lieu du trouble et de l’interdit, on est toujours à côté. De soi, de l’autre, de la langue. Et le rapport de force entre la personne qui lit et la personne qui écrit est inversé. Le léger décalage par rapport au « vrai » français, cet écart que les autres perçoivent et apprécient dans mon écriture passe moins aisément dans la traduction.

sabine macher


Née en Allemagne de l’Ouest, elle vit en France depuis le siècle précédent. Ecrivaine, traductrice, photographe et chorégraphe, elle a publié de nombreux titres aux éditions Maeght, Denoël, Melville, Les Petits Matins etc.