Jean-René Lassalle propose ici un dossier de traductions inédites du poète allemand Michael Lentz, dont il présente aussi le travail.
je frissonne et remarque
que je suis amoureux
cela disparaîtra comme une faim
qui n’est pas assouvie
que l’on dépasse pour l’aliment sacré
un arbre qui crie dans un champ gavé d’été
sans feuillage sans contact au sol
et pourtant si entièrement beau
la couronne sublime en détache
du réel
sur la ramure tomba la foudre
le tronc se retrouve déchiré
maintenant je ne sais où aller
Source : Michael Lentz : Offene Unruh, Fischer 2010. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle.
ich zittre und merke
ich bin verliebt
das geht vorüber wie hunger
der nicht gestillt wird
den man übergeht auf die heilige speise zu
ein schreiender baum im sommersatten feld
blattlos ohne bodenkontakt
und doch so gänzlich schön
die erhabene krone lenkt ab davon
was wirklich ist
ins geäst ging der blitz
der stamm steht gespalten
jetzt weiß ich nicht wohin
Source : Michael Lentz : Offene Unruh, Fischer 2010.
*
l’annapomme
est finement parfumée
tendre et douce et calme
se dresse dans la clarté solaire
dense sur carnation
flotte sa fragrance
jamais tu ne la saisiras entière
de l’assise s’enflant vers pédoncule
vers le calice plutôt s’aiguisant
tient bien dans la main la tienne
si les fruits pendent au soleil
sa peau blanc paille se teinte de roses pâles
tant de couleurs
tant tu en resplendis
bouton et mol et vif
le mince creux rouillant
mais quand vient l’heure
tu subis aussi vitrescence
te figes comme verre
débouches mûrie
solitaire sur l’arbre
mordre avant ta chute
valable ce qui est valide :
promptement mûr vite croqué
tout au début
du mur au jardin se tenait l’annapomme
qui toujours précoce bourgeonnait
Source : Michael Lentz : Offene Unruh, Fischer 2010. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle.
der annaapfel
ist sehr fein beduftet
mild und zart und still
steht er im sonnenlicht
dicht vor der schale
schwebt sein geruch
nie kommst du ganz heran
flach zugewölbt stielwärts
kelchwärts mehr zugespitzt
liegt er in der hand wie deine
hängen die früchte zur sonne
geht ihre strohweiße haut in blasse rosen
so viele farben
so leuchtest du hervor
knospig und weich und leicht
berostet die flache senke
doch wenn es soweit ist
zikadierst auch du
scheinst glasig durch
und mündigst ganz
alleine auf dem baum
ein biss bevor du fällst
es gilt was galt:
schnelle reife rascher verzehr
ganz am anfang
der gartenmauer stand der annaapfel
er trieb immer vorzeitig aus
Source : Michael Lentz : Offene Unruh, Fischer 2010.
*
ma pâquerette subjectile
souterrain qu’en pensée je crée
rien ne te correspond
absolument rien ne t’appartient
tu ne veux non plus montrer couleurs
sans fondement tout s’ensuivra
tu es tellement si impensable
et pourtant je te repense
bien perdu dans ce penser
trop de toi j’espérais
exactement cet espoir est
aussi faux qu’une métaphore
en effet tu es incomparable
ma face nocturne tu es
ce qui est dit est dit sans re
nier ces multiples serments
qui serpentent inextricables
à peu près se laisser ap
procher ne fonctionne pas vraiment
jusqu’où cela serait ?
lors dépassons-nous gentiment
comment me trouverais-je en toi ?
tu n’es pas âpre plutôt trop saine
s’en remettre à la mort
voire s’y retrouver
bien s’inscrire dans l’immense archive
un triomphe aussi long que la vie
existe-t’elle cette improbable écriture
qui du vide et du plein
parle sans conscience ?
envole-toi moelle osseuse vole
petit papillon et écris
dans les airs
un moucheron
que sans mépris tu abandonnes
un très lointain bruissant
ruisselet
Source : Michael Lentz : Offene Unruh, Fischer 2010. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle.
mein tausendschönes subjektil
du untergrund den ich ersinne
und nichts entspricht dir
nichts ist dir wirklich eigen
auch willst du keine farbe tragen
alles läuft grundlos ab
du bist so eigensinnig
und ich entsinne dich
ach ich spinne
ich versprach mir viel von dir
aber das versprechen ist gerade
so schlimm wie ein vergleich
und du bist wie ganz ohne vergleich
meine nachtseite bist du
gesagt ist gesagt und nicht zurück
nehmbar all die schwüre
wie schnüre verwickelt
so ganz an sich ran
lassen geht gar nicht so ganz
wohin soll das sein?
so treten wir schön aus uns heraus
wie mich in dir finden?
du bist nicht rau genug zu unversehrt
in den tod eingehen
sich wiederfinden dort
ganz eingeschrieben ins große archiv
ein triumph so lange wie das leben
gibt es denn diese unmögliche schrift
die von der leere und der fülle
selbstlos spricht?
flieg knochenmark flieg
kleiner schmetterling und schreibe
in die luft
eine fliege
die du gelassen nie verschmähst
ein ferner tönendes
rinnsal
Source : Michael Lentz : Offene Unruh, Fischer 2010.
Michael Lentz est un poète et romancier allemand né en 1964, chercheur en littérature, spécialiste de la poésie sonore (qui peut privilégier le son au sens, comme chez Hugo Ball). Il fut saxophoniste dans l’ensemble du musicien expérimental Josef Anton Riedl. Il se fait connaître au concours public du prix littéraire Ingeborg Bachmann en lisant les étonnantes variations à répétitions rythmées d’un long texte sur la mort de sa mère (Muttersterben). En effet son travail sur la langue est influencé par la poésie concrète qui s’attache à la surface du mot et le met en avant, tirant les phrases vers une abstraction distante ou hermétique. Mais Michael Lentz applique ce travail de déconstruction à des genres (lyrisme, récit, roman) qui recherchent un public plus large que celui des poésies minimalistes. Une partie de son écriture garde tout de même un angle néo-dadaïste dont le grain oral est accru par sa capacité d’énergie nerveuse en lecture à haute voix. Il a donc écrit aussi plusieurs pièces radiophoniques en tordant ses phrases avec un humour noir absurde. Et il a édité les anthologies représentatives de deux grands poètes avant-gardistes allemands, Oskar Pastior et Franz Mon.
Bibliographie sélective
Oder, Selene 1998
Muttersterben, Fischer 2001 (aussi en livre audio)
Ende gut, Selene 2001
Aller Ding, Fischer 2003
Offene Unruh, Fischer 2010
Schattenfroh, Fischer 2018 (roman expérimental)
Chora, Fischer 2023
Traduction en français
Mourir de mère, Editions Quidam 2011, traduit par Sophie Andrée Herr
Qui finit bien, Editions Hochroth 2021, traduit par Alain Jadot
Sitographie
Courte vidéo de Michael Lentz avec sa tendance poésie sonore dans un festival à Gand
Un poème à répétitions dynamisées de Michael Lentz : cliquer d’abord sur « english » pour avoir la traduction anglaise en face de l’original allemand, puis appuyer sur le petit triangle blanc pour écouter le mp3
https://www.lyrikline.org/en/poems/ende-gut-frage-802
Dossier préparé par Jean-René Lassalle, traduction inédite et présentation du poète Michael Lentz